Tandis qu’on nous rebat les oreilles de Notre-dame de Paris qu’il faut reconstruire, on oublie bien des édifices de province en état de délabrement, dont un, toulousain, que l’on peut découvrir au 50 rue des Filatiers.
Là est une façade anodine et modeste, en état médiocre et aux rideaux de fer baissés, marquée de deux plaques. L’une signale énigmatiquement : « Maison de Jean Calas où fut trouvé le cadavre de son fils Marc-Antoine » et une autre, plus suggestive et d’apparence plus récente : « À la mémoire de toutes les victimes de l’intolérance et du fanatisme ». C’est que derrière cette façade est cachée toute une histoire, celle de l’intolérance qui éveilla la riposte de Voltaire en personne, excusez du peu !
Bien après les guerres de religion qui avaient fait rage à Toulouse aussi, l‘intolérance envers les protestants s’était ravivée après la révocation de l’Édit de Nantes. En plein milieu du XVIIIe siècle, les Calas continuaient à pratiquer leur foi protestante, sauf Louis, un des fils converti au catholicisme. Quand Marc-Antoine, le fils aîné, fut retrouvé mort, pendu dans la maison même. Alors se déclencha une mécanique terrible.
Présumé coupable, le père est accusé d’avoir assassiné le fils afin qu’il ne se convertît pas. Un capitoul exige un complément d’enquête et dans la foulée on condamne Calas à « la question préparatoire ordinaire et extraordinaire ». Il subit cette longue séance de torture, n’avoue rien et par verdict en appel du Parlement de Toulouse le 10 mars 1762, il est condamné. Par « indulgence » de dernière minute le juge lui accorde d’être étranglé après deux heures d’exposition sur la roue. Il clame toujours son innocence mais, conduit en place Saint-Georges, il est roué vif, étranglé puis brûlé. Imagine-t-on cela, en cette ville, en plein siècle dit « des Lumières » qui allait s’achever par la Révolution française ?
Heureusement, l’histoire a une suite où pourtant les notables de la ville n’ont guère le beau rôle. Banni à perpétuité, Pierre, un autre fils de Jean Calas, s’exile dans la ville calviniste de Genève, en laquelle il rencontre Voltaire. L’écrivain s’active et publie l’année suivante : Traité sur la tolérance (d’où est extraite une citation portée sur la plaque rue des Filatiers : « Criez et que l’on crie ! » ). Le philosophe est connu en Europe entière où il est écouté par de grands souverains. Le Conseil du roi de France casse alors l’arrêt du Parlement de Toulouse pour vice de procédure. Camouflet qui est suivi plus tard par un arrêt du tribunal des Requêtes réhabilitant trois ans après la mémoire de Jean Calas, et acquittant tous les autres accusés de la famille.
La ville qui avait vécu la répression contre les Cathares, puis la chasse aux protestants, avait encore réputation d’être « Toulouse la Sainte ». Son Parlement refusera toujours de revenir sur son jugement et tiendra cet arrêt de réhabilitation pour nul et non avenu, quoique le capitoul destitué, se soit suicidé peu après. Voici qui en dit long sur les courants variés qui traversent la capitale rose, tantôt mécréante et éclairée, voire résistante, et tantôt ultra-catholique et réactionnaire. Et sur la propension humaine à présumer coupable celui qui est ou pense autrement.
Voltaire est considéré comme le premier écrivain français à s’être impliqué publiquement dans une affaire judiciaire, bien avant Zola et l’affaire Dreyfus. Il a aussi défendu d’autres familles calomniées et victimes d’intolérance religieuse comme les Sirven à Mazamet, autre famille protestante descendante des calvinistes chassés de Toulouse au terme des guerres de religion. Où sont les Voltaires du XXIè siècle dans la pensée unique omnipotente ? Qui défend telle victime de l’intolérance de la pensée libérale ?
Pour le sourire, la mémoire est si fragile en la « ville rose » qu’il a récemment été question d’établir une supérette en cette propre maison Calas. Après avoir été sanctuaire de victimes de l’intolérance religieuse, voici que le lieu serait temple du mercantilisme symbolisant la société de consommation ! Symbole d’une inculture notable des notables locaux ? Symbole en tout cas d’une formidable amnésie qui frappe le monde contemporain.
Qui dirait que cette simple façade en mauvais état, évoque tant de douleurs et aussi de résistance à l’intolérance ? J’avoue être passé par-là de nombreuse fois durant maintes années avant de connaître cette histoire. La mémoire est chose fragile et à protéger.