À l’occasion du centenaire de l’écrivain, j’ai relu ce livre qui fit parler à sa parution (bien après le décès de l’auteur). Peut-être n’en avais-je pas bien goûté toutes les pages. Avec le brut de l’inachevé, il offre bien sûr l’intérêt des souvenirs d’enfance au temps de l’Algérie française, parfois banals, quelquefois aigus, souvent marqués de sa patte. Me voici emballé surtout par certains passages à propos de la mémoire. Peu d’auteurs ont su à la fois chercher le passé et avoir la révélation d’une immense perte irrécupérable. J’entends mieux ainsi les premiers textes du jeune Camus taxant sa génération de « barbares ». Car, à la mûre réflexion de l’auteur, ils étaient « sur cette terre […] sans passé, sans leçon, sans religion, mais heureux de l’être dans la lumière, angoissés devant la nuit et la mort. » Cette révélation, seul pouvait l’obtenir un esprit forgé à la nécessité des pauvres – qui n’ont jamais eu le luxe d’une mémoire léguée familialement – esprit aussi transplanté « par-delà le Grand-fleuve » dans l’hexagone, le déracinement facteur de lucidité. Il y a des pages merveilleuses, depuis l’évocation de sa naissance précaire près d’Annaba, imaginée plutôt que décrite. L’auteur, sa jeunesse, marquée des reportages en Kabylie affamée*, peut ensuite reconstituer la condition si dure des premiers colons envoyés jadis, dont ses grands-parents : « Ils n’avaient pas fait la Révolution [de 1848 : N de l’A] pour rien. C’était le genre à croire au père Noël. Et le père Noël pour eux avait un burnous. Eh bien, ils l’ont eu leur petit Noël. Ils sont partis en 49, et la première maison construite l’a été en 54. Entre-temps… » Des passages fortissimo comme le départ de son père, mobilisé pour la Grande guerre dont il ne revint pas, moment évidemment reconstitué (l’enfant avait un an) : « l’embarquement du soir pour la France qu’il n’avait jamais vue, sur la mer qui ne l’avait jamais porté ». Sans oublier les typiques et admirables notes camusiennes : « le bleu du ciel se coagulait et devenait de plus en plus dur sous la cuisson de la chaleur. » « Au dehors, le soleil pouvait hurler sur les murs fauves ». Du grand Camus.
* Publiés dans le journal Alger républicain en 1939.