J’ai gardé une tendresse pour l’auteur de Moravagine : Frédéric Louis Sauser, aux divers pseudonymes, dont Blaise CENDRARS, que je découvris grâce à Philippe Pilard, un ami qui adaptait ce livre pour la télévision. Le Suisse francophone d’origine écrivit après avoir vraiment bourlingué (terme auquel il donna ses lettres de noblesse) sous toutes latitudes et climats dans des emplois multiples, parfois courageux et souvent baroques, de copiste à jongleur en passant entre autres par la Légion… Ce récit en plusieurs épisodes, chacun portant un nom de port (l’un d’eux, Gênes, est si fourni qu’il est un roman dans l’ensemble), évoque bien des avatars avec une boulimie de dire égale à celle de vivre, sans oublier les aventures d’enfant. Un Rimbaud qui aurait su ne pas mourir dans les épreuves et rester incarné dans cette société qu’il écrira sur le tard en la brocardant et d’ailleurs en la chérissant avec luxuriance et lucidité, cette dernière posture étant peut-être la plus originale et intéressante. Il s’agit en fait, à l’occasion des évocations de gens et choses, d’un retour sur soi et d’une méditation sur la lecture et l’écriture. Quant à celle-ci, il l’illustre déjà par la précision de ses connaissances en matière de marine à voiles : « Sous voiles, sa livarde et son hunier hissés, son grand foc, son petit foc, sa trinquette établis… » mais surtout par son art évocateur : « les épaisse ramures tourmentées comme des ceps, le tronc, gros comme la cuisse, d’un rosier grimpant furieux de sève… ». L’écriture, sujet premier pour celui qui aurait aussi inventé la poésie moderne dans Pâques à New-York, reste l’essence du livre : « ce style qu’ils employaient tous à la grande époque, les voyageurs, les marins, les hommes d’armes, les découvreurs, tous aventuriers pas très forts sur la grammaire, chancelant sur l’orthographe d’une langue encore instable, mais qui écrivaient comme ils parlaient, les bougres, parce qu’ils étaient des grands vivants, ne faisaient pas de rhétorique, mais avaient quelque chose à dire et le monde entier à raconter. » Un bel et bon livre où l’on ne se contente pas de passer le temps et où l’on mesure combien sont dérisoires certaines autres prestations de dits « auteurs ». Je gage que, comme moi, vous aimerez très fort.