Les encyclopédies nous enseignent que l’utopie, mot forgé par l’anglais Thomas More dont le livre est titré : L’Utopie, du grec οὐ-τόπος « en aucun lieu ». Il s’agit d’une représentation d’une société idéale, opposée aux sociétés réelles imparfaites. Sont aussi des exemples d’utopie : la Callipolis de Platon, l’Eldorado de Voltaire dans Candide ou encore le bonheur et l’harmonie à l’abbaye de Thélème dans Gargantua de Rabelais.
C’est de même, me semble-t-il, que fut décrit un futur à l’Est dans de nombreuses publications au XXè siècle, faisant notamment d’une URSS future améliorée, un paradis sur terre. Peut-être peut-on comprendre ainsi (et a contrario) le succès d’un candidat sur un électorat orphelin de l’utopie communiste. En l’absence de grands projets sociaux en rupture avec la logique économique actuelle, quel soulagement d’entendre promettre la possibilité d’un bonheur simple tout de suite et ce dit justement par le représentant d’un parti orphelin d’utopie !
Mais une utopie peut désigner également une réalité difficilement admissible : en ce sens, qualifier quelque chose d’utopique consiste à le disqualifier en le considérant comme irréalisable. Cette contradiction qui fait varier la définition entre texte littéraire à vocation politique et rêve irréaliste, atteste de l’opposition entre deux croyances, l’une en la possibilité de réfléchir sur le réel par une représentation fictionnelle, l’autre sur la dissociation radicale du rêve et de l’acte, de l’idéal et du réel. En termes simples, «utopique» peut signifier soit : idéal, soit irréalisable !
Aujourd’hui, hommes et femmes politiques se situent ailleurs qu’en rapport à une utopie. La plupart agissent tacitement comme si les modèles des Lumières, régimes humanistes et égalitaires, semblant récusés dans les faits, l’étaient aussi forcément en théorie. Ce qui justifierait la politique de bouche-trou qu’on nomme realpolitik. Plus, toute tentative de concevoir un autre système politique et idéologique est conçue comme utopique, au sens de pas sérieux ou du moins pas possible.
L’étonnant est que ces dirigeants se comportent comme si n’existait pas la menace de plus en plus pressante du monde en proie à une dégradation qui compromet l’avenir même proche pour tous. Ainsi, qui se veut réaliste est en fait irréaliste puisque passant à côté de la réalité la plus grave et à la fois urgente, autant et plus encore que la misère et même que la guerre.
Comment expliquer ce déficit étrange d’audace politique, voire même cette incapacité à comprendre pour changer ? Certes, la défaite et la duplicité du « socialisme » prôné par les partis communistes dans les ex-pays de l’Est en sont-ils probablement un facteur déterminant. Il faut toutefois y ajouter les expériences dites socialistes, en France notamment.
Ainsi assiste-t-on paradoxalement à une vacuité de projet différent, doublé pourtant d’un refus du système actuel. S’il n’y rien de nouveau maintenant à l’Est, il n’y en a pas davantage ailleurs… alors, le champ est libre pour des tours de passe-passe, manipulations idéologiques élevant des boucs émissaires et des dangers imaginaires afin de détourner les énergies. Dans ces manipulations d’extrême-droite, voire simplement de droite, la navrance remplace l’espérance.
Pour le sourire, le parti communiste ayant renoncé à se référer à une société, sinon modèle du moins meilleure, il se contente de propositions ressorties du vieil arsenal de cette grande organisation qui jadis pensa et agit tant pour l’intérêt des citoyens. C’est ainsi qu’il propose la pratique de l’apéro et celle du steak en famille, programme baptisé « les jours heureux ».
Le sourire se fige pourtant, si l’on tient compte des prédictions renouvelées du GIEC : l’humanité, d’ores et déjà « très vulnérable » (avec une augmentation de 1,5 degré, frappée par des canicules, sécheresses, tempêtes et inondations qui se multiplient), en cas de non-changement de système, elle va subir un réchauffement de + 3,2 °C d’ici à la fin du siècle, soit un bouleversement difficile à décrire mais à coup sûr catastrophique.
C’est ainsi que, tandis que les candidats préconisent des mesurettes, ou généreuses ou exclusives, en lieu et place d’utopie, paraissent des romans dits de « dystopie », soit prédisant des fléaux terribles et inéluctables. J’avoue ne les lire qu’avec crainte, et ne même pas oser en recommander la lecture à mes petits-enfants.