Chien 51, roman de Laurent GAUDE (Ed. Actes sud) :
Le héros vient d’une Grèce en faillite et carrément achetée par un grand consortium. Il se retrouve dans un monde non seulement au climat déglingué sous des pluies acides et dans la chaleur écrasante, mais encore mis en coupe réglée et policée, où il tâche d’évoluer entre des castes, grâce à son laisser-passer de flic. Image terrible d’un policier humain trop humain, non pas alcoolique mais accro à une substance qui lui permet d’oublier le présent justement en retrouvant la mémoire de sa Grèce natale. C’est un polar « social » comme la littérature française contemporaine en a le secret, même si ce n’est pas l’exclusivité. Car voici encore un roman dystopique, tant l’actualité rend de nos jours les auteurs inquiets et pessimistes. Il ne s’agit plus ici, comme c’est le cas dans pas mal de polars, de crimes sous-jacents à une société prétendue sinon rose, du moins juste. Mais tout se déroule dans un monde futur, le nôtre qui aura viré au plus noir.
L’auteur est habile et sait émouvoir. On le sait de Gaudé, depuis son prix Goncourt. En vérité, ce n’est pas un enfant terrible de la littérature comme pas mal de « polardeux », mais plutôt un bon élève qui, après avoir fréquenté l’École alsacienne, formatrice d’une élite (et qui vient de défrayer la chronique), accomplit des études universitaires puis produisit pour le théâtre avec un succès renouvelé jusqu’au festival d’Avignon. Enfin il écrivit des romans avec un succès très rapide au début des années 2000, sachant qu’à 30 ans on est un « tout jeune auteur ». Passion et réalisme, cet écrivain continue à produire pour le théâtre avec des textes lus et mis en scène.
Avec ce livre, nous voici donc plongés dans un univers où des régions entières sont propriétés privées, administrées et policées par des sociétés commerciales et où des villes sont partagées en quartiers très différents selon la classe qui habite chacun d’eux. Quoi d’étonnant si une femme y domine puissamment le héros toujours macho, ce dans une relation bien sûr ambiguë ? La police (des « chiens »), plus proche d’une mafia au service d’une politique que d’une cohorte militante au service de la morale, est évidemment évoquée dans ses circonvolutions retorses provoquant tromperies réciproques et aveux des prévenus. Ces doubles langages, ou plutôt subornations mutuelles ont quelque chose de très actuel si l’on pense aux discours fallacieux des « informateurs », voire « influenceurs » se trompant les uns les autres dans notre monde présent. L’auteur aborde aussi le rôle fondamental d’une mémoire, sans peut-être pousser jusqu’au bout la question de son contrôle, sa propriété. Pour finir, on rencontre dans ces pages quelques questions fortes qui se poseraient :
« Est-ce que c’est moi qui ai quitté le monde ou lui qui s’est éloigné ? » « Est-ce qu’elle [l’héroïne] a fait le même trajet de la trahison, le même voyage du renoncement à ce en quoi ils croyaient ? » D’écriture « plate », conforme aux canons en vigueur outre-atlantique, à mon sens plutôt banale, cette aventure d’anticipation est à lire plutôt que bien d’autres choses vaines. Et tant pis si elle dérange ce que Kant appelait un « sommeil dogmatique ».