Ecrivain

Catégorie : Coups de coeur et lectures (Page 12 of 18)

KHOURY-GHATA Vénus, Où vont les arbres, Mercure de France.

Voici ce qu’écrit de ce livre Michel Baglin : « Dans son dernier recueil paru (fin 2011) au Mercure de France, « Où vont les arbres ? » , Vénus Khoury-Ghata – qui a reçu le prix Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre – revient sur son Liban meurtri par la guerre, son enfance sombre , sa mère écrasée, son frère maltraité, son village et ses superstitions, sans oublier les arbres qui s’efforcent de survivre même sans oiseaux. Le tout dans cette langue superbe qui mêle le fabuleux et le réel.
La poésie de Vénus est d’une formidable liberté, qui parle d’
« enfants inflammables », de diable dans les miroirs et se permet d’enterrer les océans, qui laisse tomber la neige du front de cette mère qu’elle fait revivre et reconstruit en mille images tantôt quotidiennes et tantôt fabuleuses. Poésie sensuelle, quasi incantatoire souvent, pleine d’odeurs de terre ou de cuisine -au milieu desquelles la mère apparait écrasée par les taches ménagères -, et pleine de merveilleux quand les arbres dévastés par la guerre et dépeuplés d’oiseaux figurent aussi bien les êtres disparus qu’une nature survivant tant bien que mal à la furie des hommes.
C’est dire si les thèmes de Vénus se retrouvent ici, de la colère du père au frère poète drogué, maudit et interné, de la mort violente et des interdits qui plombent cette enfance sombre racontée ailleurs – dans son roman
« Une maison au bord des larmes » – aux quinze années de guerre ayant meurtri son pays.
Mais la figure récurrente est bien celle de la mère, notamment dans la deuxième partie,
« Orties » long poème évoquant cette femme douloureuse, revenue d’entre les morts pour venir à bout de ces orties qu’elle n’a jamais trouvé le temps d’arracher de son vivant, tant elle était accablée d’enfants et de malheurs. Arrachage allégorique : « débarrasser le terrain vague de ses mauvaises herbes », c’est « déterrer du même geste les poèmes du fils », mais c’est aussi pour l’auteure arrachant « l’ortie sur la page » façon de rappeler la fonction d’exorcisme du poème.
La catharsis passe en tout cas ici dans une poésie goûteuse, où l’orient charrie son imaginaire et sa fantaisie, où l’image est volontiers surréaliste, où la langue se veut enchantée. » Courez vite l’acheter ! C’est en tout cas ce que je vais faire.

KHADRA Yasmina, Les Chants cannibales, Casbah éditions.

Exceptionnellement, je traite d’un second livre en prose d’un auteur. Parce que le genre des nouvelles est – comme la poésie – parent pauvre du marché. Et parce que l’ami Mohammed Moulessehoul (alias Yasmina Khadra), tout en jouissant d’un grand lectorat en France et de par le monde, traduit en un grand nombre de langues, reste mal aimé de certains décideurs du talent dans l’hexagone. Non content de n’être pas le bon Algérien réfugié chez nous pour écrire sur la barbarie « là-bas », il conjugue les tares d’avoir été officier dans l’armée ex-ennemie et puis nommé directeur du Centre culturel algérien à Paris ! Il n’empêche qu’il aide la littérature sur l’histoire et l’identité algériennes, entre autres dans la collection « Bel horizon » qu’il dirige chez Après la lune.

Ce recueil de nouvelles est édité avec succès en Algérie (il y avait foule à l’Institut français d’Oran où il venait le présenter) mais n’est pas disponible en France jusqu’à nouvel ordre, la faille subsistant entre les deux rives du « Grand-fleuve ». Maîtrise d’un auteur, saisie des âmes, peinture originale et tons typiques en font un important livre inconnu chez nous. De l’exécution de Zabana*, où l’horreur de la guillotine le dispute à celle de la condamnation, au délire d’un « repenti »** qui ne peut trouver un sommeil paisible, métaphore d’un peuple qui ne parvient à oublier, ce sont des scènes algériennes à la fois quotidiennes et souvent sublimées, mais vraies, non pas scénarisées pour un goût parisien. Notes justes, comme cette vision courante au pays : « Il avait le regard mélancolique de celui qui attend quelque chose qui tarde à se manifester. » Ou comme l’absurde du suicidé chez les musulmans : « Dans la précipitation, il a dû oublier que ceux qui se donnent volontairement la mort pourriront en enfer jusqu’à la fin des temps. » Ou encore la note d’énergie : « Mon peuple bafoué est mon livre de chevet. Son mutisme de soumis fait de mon murmure un cri. » Sans oublier la résistance au féminin, l’espoir : « Je veux m’entendre vivre, tu comprends ? Je veux croire qu’il reste encore un peu de soleil dans mes jours. » Conseil d’amis aux Algériens : précipitez-vous ! Et aux Français qui le peuvent : se procurer le livre par un ami outremer ! Raison de plus, d’ailleurs, pour en avoir…

* Premier indépendantiste algérien guillotiné, le 19 juin 1956, dans la prison de Barberousse à Alger.

** Ancien terroriste amnistié suite à une loi dite de « concorde ».

KHADRA Yasmina (MOULESSEOUL Mohammed), L’Écrivain, éd. Pocket (Julliard).

C’est mon livre préféré de Khadra (lequel m’avait donné un entretien exclusif : à lire dans « Rencontres »). Pas le plus réputé, mais le moins apprêté et le plus émouvant. Car il conte vrai son enfance et aussi l’Algérie d’alors. À l’école des cadets dès le CE 1, son père, officier, lui rendit visite en mission. Non seulement l’homme ne le prit pas dans ses bras, mais encore il déclina l’offre de passer un moment ensemble. « À partir de ce jour-là, jamais – au grand jamais – je n’ai réussi à dire « papa » à mon père. […] quelque chose […] s’était définitivement contracté dans ma gorge et empêchait le vocable le plus chéri des enfants de sucrer mon palais. » Un des plus scandaleux des auteurs algériens confie ainsi pourquoi il reste si attaché au « grand-frère » : le Président comme il me l’a un jour nommé, et aussi comment il en vint à renier bien des choses. Cette histoire brosse le tableau d’une décennie d’Algérie « socialiste » où un enfant modeste pouvait accéder à de hautes responsabilités, à condition de bosser dur. Une morale du mérite, plus tard hélas court-circuitée par un régime mafieux. Au-delà de ce récit, c’est surtout de naissance d’une vocation qu’il s’agit : « j’étais celui qui savait regarder, qui était attentif à la douleur de ses camarades. » Et la lecture lui révéla « le don du ciel : le verbe. J’étais né pour écrire ! » Manière d’expliquer (ou de justifier) son propre trajet lorsqu’il quitta le haut commandement de l’armée pour s’expatrier afin d’écrire à loisir. Cet homme adulé par un certain public fut aussi très décrié de toutes parts. Pour certains parisiens, ce n’est pas le « bon » Algérien car il ne récuse pas son pays (et pourtant ! ). Peut-être aussi sa tare originelle le fait-elle récuser par les mêmes ? Avoir été officier dans une armée suspecte a priori…  Quoi qu’il en soit, je n’avais pas depuis longtemps lu d’aussi belles lignes sur l’écriture : « Savez-vous seulement ce qu’est un écrivain ? Je suis le roi des mages ; l’exergue est ma couronne, la métaphore mon panache ; je fais d’un laideron une beauté, d’une page blanche une houri. »

KATEB Yacine, Boucherie de l’espérance, Ed. du Seuil et spectacle de l’AGIT.*

Cet exceptionnel coup de cœur pour une pièce (d’après un texte d’auteur) est inspiré par le bonheur de retrouver l’écriture d’un écrivain majeur, bien trop oublié aujourd’hui. Belle surprise que le spectacle donné sous chapiteau par une compagnie « toulousaine » qui nous replonge dans le phénomène littéraire, théâtral et politique, l’ami Yacine Kateb. L’auteur bouleversa le monde des lettres et le monde tout court par la publication durant la guerre d’Algérie du roman Nedjma, un des chefs d’œuvres de la littérature algérienne en français. Il écrivit et monta nombre de spectacles théâtraux, cherchant plus la sensibilisation et l’édification populaire que la consécration officielle. « L’œuvre théâtrale de Kateb Yacine est un cas exemplaire de cette Tragédie moderne […] l’art théâtral, essaie d’approcher le monde, de le concilier à lui-même, et peut-être d’éclairer ainsi le destin commun de tous les hommes » écrivit Edouard Glissant dans une introduction au Cadavre encerclé. Le texte de Boucherie de l’espérance est un fouillis riche de culture (avec vers et chœurs), où l’on se frotte à un tabou : les lieux saints. Comme beaucoup de ceux de l’auteur, il fourmille de sensibilité et d’intelligence, de poésie parfois. Preuve que l’écrivain algérien n’ignorait rien de ce « tribut de guerre » qu’était pour lui la langue française et vision à long terme, terriblement encore actuelle des rapports Israël-Palestine. Mohamed vole des olives dans le jardin du mufti. « J’habite le Mont des oliviers et je suis obligé de voler des olives ! » grimace Mohamed Zeitoun ( » olive  » en arabe…). C’est avec cette scène que s’ouvre la pièce et le ton est donné : drôle, caustique, légèrement acide. Elle continuera par une succession de scénettes dans le genre agit-prop, comme celle des deux boxeurs : « On se bat bien mieux / En dehors des cordes. / Je vais mener la guerre du peuple. » Elles sont jouées avec vivacité par des acteurs énergisés dans l’explosivité du sujet et la mise en scène en capharnaüm monté comme une horloge. C’est le sort du petit Arabe spolié, comme celui du petit Moïse utilisé, qui tiennent le haut de la scène. Une démarche humaniste. Il en est besoin, surtout sur ce sujet.

* Compagnie théâtrale itinérante sise à Toulouse : agit@free.fr et www.agit-theatre.org

 

KATEB Yacine, Le Polygone étoilé, textes divers, Points Seuil.

Le roman Nedjma , paru en plein guerre d’indépendance, marqua la naissance d’un grand auteur, pas toujours bien compris d’ailleurs. Mais Kateb (patronyme qui signifie : « écrivain », excusez du peu !) marqua son temps. Pris dans les massacres de Sétif à l’adolescence, il vécut bien des périodes algériennes, notamment après l’indépendance. C’est alors qu’il publia Le Polygone étoilé. En voici un qui perdit vite les illusions ! Expulsé au bout d’un mois de son pays où il avait le tort d’écrire ce qu’il voyait, il est aussi meurtri par la condition de l’Algérien traversant et retraversant la mer : « Loin du peuple / entassé sur le pont / et qui, lui, payant / toujours sa place », est bafoué chez lui, émigré et offensé en France : « Tout ça c’est du vent. Dans les usines, faut des papiers prouvant qu’on a déjà travaillé ». Si bien que l’auteur en vient presque à récuser son chef-d’œuvre : « Nedjma, c’est du vent ! » tant il ressent que manque à dire et à écrire. Ce qui ne l’empêche de le faire dans ce curieux mélange de poésie, de théâtre et de prose lyrique. Une phrase d’une page et demie, quarante-cinq lignes d’un souffle, invoque les ancêtres et les étoiles à propos de condition humiliante… L’ouvrage est étudié à l’université. Je ne saurais me placer sur ce plan, la littérature étant pour moi l’inanalysable. Je goûte seulement ces pages comme amateur et passionné. Tant il me dit les joies et peines de cette aventure, l’Algérie indépendante et si dépendante aussi. J’y retrouve des clés pour comprendre un absurde que l’on sent par-delà le Grand fleuve. Une anarchie policée aux mauvais sens, si bien que nul ne s’y retrouve, sauf les profiteurs : « Chacun a son plan. Et chaque fois les plans sont bouleversés […] En vérité les fondateurs savent qu’ils vont périr avant même d’avoir commencé les travaux. » Jusqu’à des mots prémonitoires pour cinquante ans : « Mais la marche de l’histoire, si elle dévorait les nouvelles énergies, semblait curieusement épargner les leaders. On n’en finissait pas avec les crimes de Raspoutine. »  Et pourtant, quel amour dans ses constats : « C’est beau, Alger ? / Vous pouvez pas savoir / La prochaine fois / On ira ensemble ». Et sans parler des femmes, question clé pour l’homme, d’autant plus pour l’émigrant. « Elles vous retiennent tendrement sous la dent, comme font les chats, pour vous sentir en vie, volage et repentant. » Quant au passé, à l’Histoire, ils sont aussi invoqués. Tant il est vrai qu’on ne dit rien sans cela : « Pétain en ce temps-là, interdisait le vin aux musulmans. / Les mesures prises contre les juifs jouèrent évidemment contre les éternels indésirables. » Et tant et tant de choses, résumées à la fin en une phrase : « Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés ! » Chapeau l’artiste.

KAOUAH Abdelmadjid, Quand la nuit se brise : Poésie algérienne, éditions Autres temps.

Chapeau, l’ami Madjid, pour la compétence et la complétude de ta connaissance de la poésie algérienne francophone ! Ce recueil de poèmes choisis est précédé d’études édifiantes (et fortement référencées). L’auteur a le grand mérite de n’en pas rester à des Kateb Yacine, pourtant justement cité comme phare de la littérature algérienne. J’y ai retrouvé le rôle de Jean Sénac, poète et promoteur enflammé et courageux des jeunes poètes algériens en français*, dans l’Algérie de Boumediene, nationale et tiers-mondiste mais aux libertés pétrifiées. Je m’y suis remémoré le personnage paradoxal, au moins pour nous français, de Bachir Hadj Ali, à la fois grand poète et secrétaire du PCA (Parti communiste algérien). J’ai appris que certains romanciers contemporains débutèrent par la poésie, Rachid Boudjedra n’étant pas le moindre. Et j’ai découvert de splendides voix au gré de la rutilante histoire : entre autres Anna Gréki, d’origine européenne et native des Aurès, ayant écrit et agi pour l’indépendance et qui dit son mal être ensuite : « Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur ». Aussi le presque homonyme d’un autre élève, le poète Ahmed Azeggah, d’ailleurs né à Bejaia, auquel on doit ce cri de la génération post-guerre : « Arrêtez de célébrer les massacres / Arrêtez de célébrer des noms / Arrêtez de célébrer les fantômes : Arrêtez de célébrer les dates ». Profondément enracinés dans la culture populaire là-bas, les poètes y sont pourtant méconnus comme de ce côté-ci du Grand-fleuve, malgré l’étonnant renouveau présent de centaines d’éditeurs algériens. Question brûlante de la langue (« butin de guerre » pour Kateb Yacine), conditions carcérales ou sous l’éteignoir, héritage de plus d’un siècle colonial et d’un cinquantenaire cadenassé, ils dessinent pourtant un fleuron de civilisation, aussi brillant qu’enflammé ou douloureux. Sans que les thèmes forts, résistance, féminisme, etc. évacuent l’audace formelle : « PIM PAM POUM / Le cadi qui essuie / PIM PAM POUM / Le viol est fini. » (Hamid Skif). Tahar Djaout, un des premiers intellectuels assassinés dans la « décennie noire », écrivit : « L’horizon fertile accouchera d’autres mirages, / Le bleu du ciel récidivera, / Le vent marin décoiffera d’autres têtes où fermente l’aventure / Caressera d’autres mains où les veines se nouent d’impatience. / Mais la nuit de l’oubli ne viendra pas. »

* Dans des publications et une émission très écoutée – et contestée par le pouvoir – il fit connaître entre autres un de mes anciens élèves à Bejaia : Hamid Tibouchi.

KAOUAH Abdelmadjid : Le Nœud de Garonne, Éditions Autres temps.

Journaliste de profession et néanmoins poète (un paradoxe en France ?) l’ami Majid a publié des deux côtés du « Grand-fleuve », chassé de chez lui par la folie meurtrière fanatique et désormais « attentif » comme notre fleuve sur les bords duquel il vit maintenant. Spécialiste de la poésie algérienne en langue française, il a obtenu le prix Sernet en 1995. Correspondant d’Algérie News, il est également producteur d’une émission littéraire où il reçoit des auteurs : « Oxymore » à la radio Canal sud (le jeudi de 15h30 à 17h ; 92.2 à Toulouse). Il vient de publier aussi un Retour à Alger(La Louve), et me servit de mentor pour un de mes propres retours à la ville blanche. Autant mobile que volubile, forgé par la vie et la culture, l’homme manie le lyrisme comme le didactisme. Il sait écrire parcimonieusement sa poésie d’où cependant la quatrième dimension, l’histoire, n’est jamais absente. Ce recueil, qui reçut l’aide du Centre National des Lettres, est celui de l’entrée dans l’exil. Comment rester froid aux mots tranchés dans le vif ?
« Et, abruptement/tu as changé/de pays/de femme/et d’enfants./Vraiment ? »
« Peux-tu prouver/aux professionnels du Makache, comme disait Rimbaud./Les vigiles des frontières/aux lointains ancêtres/qui eurent affaire à Ibn Batouta/A Rimbaud/à Essenine/à Yacine/De quelle patrie tiens-tu ton destin/Dans un passeport/Aussi vert que le printemps/qui vire à présent au noir. »

KALOUAZ Ahmed, Avec tes mains, La Brune-Ed. du Rouergue.

2012 : cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Au début de l’année n’apparaît guère encore d’enthousiasme à évoquer cette Histoire. Le hasard veut que j’ai lu ce livre d’un auteur français, fils d’Algérien. Écrit à la deuxième personne, celle du père à qui il s’adresse, non par posture littéraire mais comme authentique déclaration post mortem : « Je tiens ces lignes en moi depuis quinze ans. » Voici un parler vrai dans une confession émouvante, à la fois bilan lucide. Précieuse lucidité à l’heure où la tendance est à la dénégation, la culpabilisation, l’oubli… « Votre génération et la nôtre ne se croisent jamais sur ces sentiers » et aussi « Tu as toujours couru après le besoin de gagner ta vie, devenu au fil des jours la manière de finir ta vie, comme le pensent aussi les condamnés aux chambres de la Sonacotra ». Parfois à la limite de la cruauté : « Lorsqu’il t’arrivait d’essayer de nous comprendre, de te sentir proche de nous, tu parlais vite et de façon intarissable. Malgré ce flot de paroles, c’est nous qui ne comprenions plus rien. » Abd el Kader dut travailler dès l’enfance dans son pays, puis fut envoyé à la guerre en tant que tirailleur, à deux reprises, en 40 et en 45. Son livret militaire reste en filigrane tout le long du texte, comme de sa vie, où pourtant on ne lui en sut qu’un gré dérisoire : « dans ton village aux murs de terre, tu étais un miséreux, ici tu es un étranger ». Un homme qui pourtant savait pour ses enfants leur offrir des « petits matins embaumés à l’odeur de café ». On se prend à rêver que ce vieux chibani parti puisse, là où il se trouve maintenant, lire ces belles pages filiales, belle ouvrage aussi d’auteur. La vraie littérature n’enfonce que des portes closes.

JURANICS Stéphane, Dans l’écrit du monde, éd. La Passe du vent.

Ce recueil regroupe des textes écrits durant une décennie (de 1998 à 2007), dont certains ont été publiés en revues ou en anthologies.
J’ai lu et apprécié, à petites doses comme un alcool fort et aussi comme une boisson tonique et réconfortante. Tantôt laconiques et tantôt d’une sorte de lyrisme ininterrompu, voici des textes frappants par la sincérité vraie (et non pas la confession), et aussi par la violence. Tels les mots sur Budapest en 56 inspirés à ce jeune poète qui, d’origine hongroise, ne limite pas la subjectivité au nombrilisme. On a aujourd’hui besoin de cela, hors modes et hors marchés. Car il n’est guère de marché de la poésie, sinon en marge du fameux « Marché ». Si un livre non édité peut être un orgasme mort-né, un tel livre publié est à la fois héritage et enfantement.
« (…) les gardiens hésitant avant d’autoriser le don d’une bouteille d’eau d’un paquet de biscuits/puis comme naguère à Drancy le haut-parleur appelant les « retenus » dans la cour/alors dans un mètre sur trois cet ailleurs des regards encore et toujours en partance/ quatre exilés parmi des milliers (…) »
Cela s’achève par une conversation avec l’éditeur en Rhône-Alpes qui consacre à la poésie cette collection. On connaît la qualité des coups de cœur de Thierry Renard depuis qu’il animait la revue Paroles d’Aube à Vénissieux. Ce volume confirme.

JONQUET Thierry, Mygale, Editions Folio policier.

J’ai gardé des mois ce livre sur mon bureau. Peu enclin à me passionner pour des aventures moches et pour un genre noir que je dirais behaviouriste, faute de mieux, et pourtant encensé par bien des amateurs de polars. Et puis, difficile de traiter d’un livre-culte (Almodovar en a fait le film « La Piel que habito ») tandis qu’après son décès, Thierry fut l’objet d’éloges sincères – et mérités – par ses pairs et amis. Je fus pourtant frappé d’emblée par l’élégance et la correction simples de l’écriture. Peu des romans noirs que j’ai lus me semblent posséder les qualités conjointes de l’efficacité et du classicisme. Rétif à toute jubilation devant le trou noir, j’ai pourtant cédé à l’envoûtement dans cette affaire. C’est un thriller bien mené, froidement, implacablement, sans fioriture mais sans délectation sanguinaire. Moi qui aime le réalisateur espagnol emblématique de la Movida, je crois qu’il a rétréci l’ampleur des questionnements en filigrane dans l’angoisse qui sourd du roman. Dans le film il est question surtout de transsexualité, vue notamment sous l’angle médical. Pourtant s’entretissent aussi dans le livre plusieurs fils détricotant les difficultés du sexe masculin… Il faut le lire pour voir. Pour en savourer la construction et aussi l’écriture. Entre autre le jeu des locuteurs où, entre deux narrations plus classiques, un observateur hors champs s’adresse en italique à la victime : « Il a posé la torche sur le sol et, t’agrippant par les cheveux, il a tourné ton visage vers le rayon de lumière jaune. Tu étais aveuglé. Il a parlé de nouveau. / Oui… c’est bien toi ! »  Et de petits bijoux de phrases simples et lustrées : « L’araignée reparut sans tarder et, de ses grosses pattes, retourna sa proie avant de tisser un cocon, enfermant l’insecte pour le ranger dans une anfractuosité du mur, en prévision d’un festin futur. » Métaphore pas réjouissante, mais emblématique de cette histoire et peut-être, aussi, de tout un monde. À apprécier, mais à lire avant de boire un coup pour chasser les cauchemars.

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