Ecrivain

Catégorie : Coups de coeur et lectures (Page 15 of 18)

DARNAUDET françois : Le Dernier Talgo à Port-Bou, éditions Mare notrum*.

C’est une histoire un peu rocambolesque, mais aussi réaliste, de cadavre en partance à Perpignan… Un roman noir donc, avec une enquête de l’inspecteur Llaubre qui le mènera sur les traces du philosophe juif allemand Walter Benjamin lequel, fuyant l’Allemagne nazie et harcelé par les autorités franquistes, s’est suicidé en passant la frontière à Port-Bou. François Darnaudet est expert en polar comme en pas mal d’autres choses. Rien ne lui échappe au passage de son récit, ni un « canon » militante d’un mouvement nationaliste terroriste de l’Est, ni la polémique au sujet du Valle de los caidos, le monument où repose la dépouille du « Caudillo » Franco, ni la beauté du paysage sous le Canigou : « Au début du printemps, les roses et les blancs des pommiers et des cerisiers éclaboussent la nature dans une débauche de nuances. » J’aime bien cet auteur qui se dit « l’anarnaudet » brocardant « ces tronches dégoulinantes d’encravatés qui s’étaient foutues de la piétaille » et trouve le temps d’écrire aussi du fantastique, d’enseigner les maths et de s’intéresser à la peinture… comme son héros, peintre du dimanche. Il m’avait un jour donné rendez-vous à Collioure aux Templiers, un bar orné de toiles de peintres catalans. Un Homme avec majuscule, qui n’oublie pas l’amour. Celui du fils, présent dans cet ouvrage comme dans son Poulpe Boris au pays vermeil. Et, bien sûr, celui de la femme, quitte à ce qu’elle soit particulière : « C’était une tueuse mais nous baisâmes toute la nuit. Pendant que nous faisions l’amour, j’ai songé à ce tableau de Pieter Bruegel sur la lutte entre les Anges déchus et les Anges du paradis… un entrelacs de chairs, des créatures démoniaques… »

* Mare nostrum est un petit éditeur intéressant dans le grand Sud (Perpignan), centre géodésique le plus éloigné de Paris. Une rareté qui mérite d’être signalée.

DAENINCKX Didier, Galadio, Ed. Gallimard.

L’écrivain se juge à l’écriture. On connaît le coup d’essai de Daeninckx qui fut le fameux coup de maître : Meurtre pour mémoire. Le hasard a voulu que je côtoie Didier en préparant et en publiant mon Poulpe (Saône interdite), en même temps que son second (Ethique en toc). Le tout récent Galadio vient de m’accrocher d’entrée. C’est l’aventure d’un jeune métis, né d’une allemande et d’un noir de l’armée française d’occupation après la Grande Guerre. Sous le nazisme, avec des moments hallucinants comme la chasse aux animaux possédés par les juifs. Le scénario paraît parfois un peu cousu de fil blanc. Parfois moins emballé par la facture au scalpel de certains de ses livres, je trouve l’autofiction ici très réussie. On est en empathie avec son personnage, aussi censé être le narrateur. L’auteur n’a pas besoin de jouer au cynique ni au cruel. C’est le réel qui l’est. Quant à la documentation, elle est évidemment exacte et complète. En témoigne la scène à l’hôpital protestant où l’on doit castrer cet enfant impur dans le Reich… Documentation aussi maniée avec sensibilité, notamment lorsque le héros se retrouve en Afrique : «  comme si je renaissais à la vie. Nous contournons des rizières, des champs d’anacardiers, des plantations de palmiers alourdis par des grappes de noix de coco, puis la forêt profonde se resserre autour de nous comme une nuit végétale. » Avec l’inévitable coup de patte du justicier qui termine par la dénonciation du massacre de Chasselay (près Lyon) où l’armée allemande triait les combattants Noirs pour les faire courir. « À ce moment, les chars allemands, garés en retrait, ouvrent le feu à la mitrailleuse de bord […] puis les corps sont écrasés sous les chenilles des chars. »

CROS Charles, Le Coffret de santal, Ed. Garnier Flammarion.

En résidence d’auteur aidée par le CNL, à Fabrezan (dans l’Aude, à l’orée des Corbières), je redécouvre Charles Cros, natif du lieu, illustre méconnu, pris parfois pour un joyeux farceur. Et ce  bien que – excusez du peu – il fût l’inventeur du phonographe et aussi de la photo couleur (évidemment spolié par des Américains !) en même temps que poète, pair de Verlaine et Rimbaud. Ce volume regroupe un premier recueil éponyme de poèmes et aussi le second, paru après sa mort : Le Collier de griffes. Sacré bonhomme, qui mourra sans tambour ni trompettes en ayant conscience que l’on sera passé à côté de lui sans bien le voir : « J’ai tout touché : le feu, les femmes et les pommes ; / J’ai tout senti : l’hiver, le printemps et l’été ; / J’ai tout trouvé, nul mur ne m’ayant arrêté / Mais Chance, dis-moi de quel nom tu te nommes ? ». Lecture poignante, le temps lui ayant donné raison, ses inventions majeures attribuées à d’autres et sa poésie prise pour mineure, avec Le Hareng saur, tout juste bon à « amuser les enfants, petits, petits, petits. » Et pourtant Juliette Gréco le chanta. Et qui se souvient de Brigitte Bardot gazouillant dans le film Vie Privée de Louis Malle : « Sidonie a plus d’un amant, / Qu’on le lui reproche ou l’en loue, / Elle s’en moque également, / Sidonie a plus d’un amant. » (Triolets fantaisistes) ? Par-dessus le jongleur de mots précurseur du surréalisme, cet auteur laissa aussi quelques pièces mordues d’angoisse après la Commune où il participa comme brancardier : « Ceux qui l’aiment disent : « Ce soir, / sera-t-elle vivante ou morte ? » / Les pauvres dont elle est l’espoir / Regardent au trou de la porte. » Il s’agit de la France, autant que de l’insurrection, peut-être aussi d’une amoureuse moribonde, pourquoi pas du pays perdu au loin et dont « on languit » tandis qu’il se déglingue. Ce poème, La Blessée, est dédié : « À ma mère », c’est tout dire. Que le lecteur se rassure, on rigole pas mal quand même. Cros est orfèvre en la matière : « Joujou, pipi, caca, dodo. » / « Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do. » Le moutard gueule et sa sœur tape ». Sans oublier de sages conseils, connus mais toujours bons, avant qu’il soit trop tard : « Baisons-nous, avant que mon sang se fige. » Un bol d’air pur sur un marché du livre souvent nauséabond.

COSEM Michel, Le Bois des Demoiselles, roman aux éd. De Borée.

Je connais Michel depuis le club de poésie qu’il animait à l’AGET (Association des étudiants de Toulouse) avant 68… Il donne ici, après maintes publications, un nouveau roman mettant en scène l’épisode historique des « Demoiselles » : des jeunes gens masqués en fantômes pour lutter contre l’accaparement des forêts au profit des maîtres de forge dans l’Ariège au mitan du XIXème  siècle*. L’auteur, très informé de la vie et de la situation qu’il évoque, ne se croit pas tenu de respecter les règles d’une psychologie et d’un exotisme du roman historique. Il traite plutôt ce roman comme une suite d’épisodes de feuilleton où les personnages partent et se retrouvent en fugues musicales et picturales. Bonheur des descriptions de nature : « les grandes pentes boisées de hêtres, de chênes, parfois de sapins, ces étendues rousses de feuilles d’automne cachant à peine la fente étroite des sources et des ravines ». Plaisir des indications aussi : « La forêt […] c’était tout un monde d’hommes étranges et de bêtes fantastiques. Les contes ne manquaient pas pour forger l’esprit depuis l’enfance […] Tous avaient dans un recoin de leur tête un endroit obscur où s’endormaient les loups et les ours ». Pendant que dans les villes, sur ordre de Paris, s’épanouit une classe que le capitalisme enrichit de ce qu’il dérobe aux prolétaires, les enfants de paysans crèvent de faim dans le Couserans où la pomme de terre est malade et où l’on vole les forêts jadis communes. Mais rien d’ennuyeux dans cette histoire d’amour des gens de peu. Il y a les luttes et les fêtes, le dresseur et montreur d’ours, le truand, le contrebandier, etc. sans oublier la belle institutrice, aimée du beau Micoulaou avec qui elle s’égare plus d’une fois dans ces bois : « Le garçon fut sur elle comme un loup sur une louve. Elle l’aida, tant il était avide, à entrer en elle. / Ce fut longtemps après qu’ils se séparèrent, se regardant et riant des petits pétales collés à la sueur de leur visage […] »

* Cette histoire des « Demoiselles », révolte célèbre dans le Sud, inspira aussi Jean Boudou dans son roman éponyme : Les Demoiselles (aux éd. Du Rouergue) que j’évoque dans mon livre : En Algérie sur les pas de Jean Boudou (Ed. Vent Terral).

COSEM Michel, Vous qui passez par Roncevaux, poèmes, Ed. Encres vives.

On trouve déjà Michel Cosem dans l’anthologie bilingue : La Poésie occitane, signée de René Nelli chez Seghers en 1972. Cosem y marquait sa patte en écrivant : « la liberté giscle des lézardes ». À côté de son activité d’éditeur de poésie, Michel est auteur de contes, de récits pour enfants, de romans et aussi d’un nombre considérable de recueils de poèmes. Certains sont publiés dans diverses collections d’ « Encres vives », sa revue, la plus ancienne revue de poésie française existant toujours. Dans ce recueil, un ensemble de pièces issues de différents carnets, la montagne, « cette montagne qui est un monde », tient le premier rôle comme souvent dans son œuvre imprégné d’amour et de connaissance des Pyrénées. Pas de vision idyllique pourtant : « Telle est la loi de la montagne / Elle chante c’est vrai / mais aussi pour tuer ». L’homme y voit loin, sans clore les yeux vers le jadis ni le naguère : « les troupes d’Abd El Malik le grand razzieur sont passées par ici ». Avec des notes sensibles : « l’eau lourde de l’abreuvoir », « Et des cheminées montent de petits poèmes bleus ». « La montagne comme une danse au loin » est dite avec tant de conviction et d’authenticité. Originalité que cette voix et ce sujet, « La montagne évanescente, blanche, brumeuse, si loin de tout », au jour où il est de bon ton de feindre s’émouvoir de grandes et minuscules, voire navrantes tribulations mondaines et ancillaires. Un ami me disait encore récemment que, pour une reconnaissance médiatique, il fallait écrire si possible comme une traduction de l’américain. Lisez ce contre exemple ! Respiration des vallées et des cimes en musique de l’âme.

COLLECTIF, Le Rêve sans fin, nouvelles, Editions l’Atelier du gué.

L’Atelier du gué a depuis longtemps rassemblé pas mal d’auteurs de nouvelles, et des meilleurs. Belle idée que ce N° 102 qui vient de paraître, un recueil de textes courts sur le rêve. Comme disait, paraît-il, Lénine : « il faut savoir rêver ». Et pour du rêve, on en fait dans ces verbes sur papier, tellement plus propices à imaginer que toutes les photos du monde. En introduction, Hubert Haddad suggère: « La dimension magique n’étant rien d’autre qu’un approfondissement de la réalité », « mais attention ! Un onirisme maîtrisé », précisera Frédérik Tristan dans le dernier texte. J’applaudis. Aussi resté-je parfois circonspect devant certain jeu verbal qui témoigne à mon sens plus d’une prétention de l’auteur à l’originalité, voire à la virtuosité, que d’un amour à dire l’autre autant que soi. Mais j’ai été parfois transporté. Je donnerais la palme au beau texte de Serge Pey, Les Grillons, où un gamin sait « tuter » les petits insectes en pissant dans leur trou, en se pinçant le prépuce avec une pince à linge chipée à sa mère. Grâce à ce savoir il deviendra capable de déceler d’éventuels gaz ennemis durant la guerre d’Espagne, et sera finalement la mascotte, le protecteur et l’augure d’une unité républicaine. « Quelques soldats pensaient qu’il les protégeait des balles fascistes. Certains que son chant, si jamais ils mourraient, les accompagnerait dans la vie éternelle. » D’autres nouvelles me plurent, comme Hptel de Christine Balbo, histoire d’une femme empêchée de rentrer à l’hôpital et qui rencontre cette nuit-là une cour des miracles d’amputés laissés aussi à la rue. De même la brève Cendres d’Anne Mulpas, drôle d’histoire où un type occupe une guichetière à propos d’un de ses fantasmes, un portrait qui prend vie : « Et moi, j’allais et venais entre deux mondes et deux femmes. » Quant à Hubert Haddad, lui-même auteur du choix de ce cahier, il signe aussi la nouvelle Nowhere at home, rêve prémonitoire où, après un désastre multiple : « Chambord et Chenonceau sont désormais le splendide et délétère refuge d’une poignée de marginaux et autres exclus de la vie simple. » À lire pour le plaisir et pour suivre l’injonction surréaliste : « Parents, racontez vos rêves à vos enfants ! »

COLLECTIF (17 auteurs), L’Autan des nouvellistes, Ed. Atelier du gué.

Certains auteurs toulousains peuvent regretter ne pas compter parmi les signataires des 17 textes de ce recueil de nouvelles auquel j’ai moi-même participé. C’est néanmoins une fine fleur des écrivains du cru contant des aventures qui se déroulent vers Toulouse, que nous propose l’éditeur spécialiste de textes courts. Sans pouvoir les chroniquer tous ici, je les ai tous appréciés pour leurs genres et qualités divers. Julien Campredon livre une histoire de merde de chat, abracadabrante comme toujours, mais riche d’une absurdité pleine du sens du rêve et aussi de la polémique, poussant l’originalité jusqu’à évoquer avec ironie Jean Boudou que plus personne n’évoque (sinon quelques occitanistes) sauf lui et moi. Mouloud Akkouche égrène, dans une juxtaposition par-delà le temps et l’espace, une forte aventure de voix entendues par une femme, pas par hasard du tout car se révèlent ainsi ses inconnues origines maghrébines. Frédérique Martin tisse le récit d’une femme en famille, situation banale à pleurer sauf qu’elle arrive à en mourir sans crier gare. Alain Leygonie conte l’histoire d’une île (d’Utopie ?) qui serait la seule à ne pas avoir adhéré à l’Europe mondiale standardisante, fable de philosophe bien utile aujourd’hui où tous risquent de perdre toute originalité. Jan Thirion, spécialiste du noir intense, nous sert ici un morceau à peine gris foncé où un homme se laisse tenter par un sac plein de fric mais… Alain Monnier tisse une histoire de monsieur obligeant laissant son tour à une dame dans une file, où l’action apparente en cache une autre plus dramatique, comme souvent chez cet auteur. Michel Baglin raconte une aventure de jeune perdu, une de plus dans ce genre chez lui, où ce poète si profond se risque à écrire comme parle son héros et où transparaît pourtant l’errance et l’ouverture de l’auteur arrivé en apparence et toujours en balade cependant. Hélène Duffau écrit une histoire de femme qui rencontre, entre autres, une SDF que j’ai croisée moi-même dans sa situation si frappante, campant sur le pont de chemin de fer ; elle l’imagine auteur bientôt éditée : « Mais peut-on vivre d’un seul livre ? » Réflexion qui résume presque le destin de tous ces auteurs de talent relégués pourtant loin des salons littéraires parisiens. Raison de plus pour aller vers eux en vous jetant dans la lecture de ce joli recueil.

CLARAC Jean-Louis, Vers les confins, poèmes, Ed. Encre et lumière.

Ce recueil est un beau livre à prix modique. Illustré par quatre encres originales signées Claude Barrère d’une fascinante plume fouillée, il est composé en typographie, imprimé et façonné par un amoureux du papier et de l’imprimerie : Jean-Claude Bernard. L’auteur qui publia à ses débuts chez Millas-Martin, est un des valeureux auteurs de la revue Encres vives et aussi l’initiateur des Moments poétiques d’Aurillac. Il s’agit d’un itinéraire naturel et montagnard où la pensée s’élève en progressant vers les limites, frontières, « confins » de la surface et aussi de la profondeur. On y lit ainsi des tableaux apparemment simples : « Elles sont deux femmes d’ici / à attendre le temps / d’une tranquille attente […] » et des évocations plus philosophiques : « […] quand l’oiseau ravit la nuit / au chaos des frontières […] », pour en venir à la dernière partie intitulée : « Le parage », terme traduit de l’occitan paratge, pourtant intraduisible, où se conjuguent noblesse, amour et égalité : « […] Dans l’enchantement de la crête /  enfin atteinte / l’ivresse nous emporte jusqu’à / la roue jubilante / du parage. » Un beau sentier de poésie à feuilleter et à suivre « Quand saigne le soleil […] ».

CHEIK HAMIDOU KANE L’Aventure ambiguë, Ed. 10/18.

C’est « le récit d’un déchirement, de la prise de conscience qui accompagne, pour l’Africain « européanisé » sa propre prise de conscience », écrit le préfacier. Un jeune garçon Peul noble qui s’adonne d’abord au Coran (violemment poussé par un « maître » n’hésitant pas à le brûler quand il se trompe en égrenant les versets), va ensuite faire des études à Paris. J’ai lu cet ouvrage offert par ma fille, avec intérêt et passion même, tant il concerne les oppositions de culture et aussi un questionnement sur notre propre culture européenne. Découverte pour moi, bien que la première édition soit déjà cinquantenaire, ce récit me pesa d’abord par son omniprésente référence religieuse, les pensées attribuées au héros parfois truffées de majuscules chaque fois qu’il s’agit d’un attribut du Très Grand et Très Miséricordieux. Pourtant, le livre se réfère aussi à une réflexion philosophique française. Entre autres, il attribue à Descartes cette pensée : « Le rapport entre Dieu et l’homme est d’abord un rapport de volonté à volonté. » Surtout il évoque la douloureuse conscience de l’exil spirituel, pire encore que celle de l’exil géographique dirait-on. Souvent dérangeant, parfois paradoxal, le texte est sans doute salutaire. J’y ai vu reconnue la valeur de la culture indigène et la fracture culturelle : « je n’aime pas l’école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu’il faut y envoyer nos enfants cependant. ». Aussi fracture existentielle totale… impossible à réduire : « Quelquefois, la métamorphose ne s’achève pas, elle nous installe dans l’hybride et nous y laisse. »  Et il y a encore la grande conscience critique du colonisé : « Ils ont été mangés par les objets. Pour se mouvoir, ils chaussent leur corps de grands objets rapides… ». Comme aussi la rencontre du désarroi d’une jeune amie française, « l’exilée des bords de la Seine » : « Samba Diallo venait, sans le savoir, de donner figure humaine à cette partie d’elle que la jeune fille croyait sans visage. » Lecture pour qui ne craint pas s’extraire des évidences.

CENDRARS Blaise, Bourlinguer, Ed. Folio.

J’ai gardé une tendresse pour l’auteur de Moravagine : Frédéric Louis Sauser, aux divers pseudonymes, dont Blaise CENDRARS, que je découvris grâce à Philippe Pilard, un ami qui adaptait ce livre pour la télévision. Le Suisse francophone d’origine écrivit après avoir vraiment bourlingué (terme auquel il donna ses lettres de noblesse) sous toutes latitudes et climats dans des emplois multiples, parfois courageux et souvent baroques, de copiste à jongleur en passant entre autres par la Légion… Ce récit en plusieurs épisodes, chacun portant un nom de port (l’un d’eux, Gênes, est si fourni qu’il est un roman dans l’ensemble), évoque bien des avatars avec une boulimie de dire égale à celle de vivre, sans oublier les aventures d’enfant. Un Rimbaud qui aurait su ne pas mourir dans les épreuves et rester incarné dans cette société qu’il écrira sur le tard en la brocardant et d’ailleurs en la chérissant avec luxuriance et lucidité, cette dernière posture étant peut-être la plus originale et intéressante. Il s’agit en fait, à l’occasion des évocations de gens et choses, d’un retour sur soi et d’une méditation sur la lecture et l’écriture. Quant à celle-ci, il l’illustre déjà par la précision de ses connaissances en matière de marine à voiles : « Sous voiles, sa livarde et son hunier hissés, son grand foc, son petit foc, sa trinquette établis… » mais surtout par son art évocateur : « les épaisse ramures tourmentées comme des ceps, le tronc, gros comme la cuisse, d’un rosier grimpant furieux de sève… ». L’écriture, sujet premier pour celui qui aurait aussi inventé la poésie moderne dans Pâques à New-York, reste l’essence du livre : « ce style qu’ils employaient tous à la grande époque, les voyageurs, les marins, les hommes d’armes, les découvreurs, tous aventuriers pas très forts sur la grammaire, chancelant sur l’orthographe d’une langue encore instable, mais qui écrivaient comme ils parlaient, les bougres, parce qu’ils étaient des grands vivants, ne faisaient pas de rhétorique, mais avaient quelque chose à dire et le monde entier à raconter. » Un bel et bon livre où l’on ne se contente pas de passer le temps et où l’on mesure combien sont dérisoires certaines autres prestations de dits « auteurs ». Je gage que, comme moi, vous aimerez très fort.

« Older posts Newer posts »

© 2025 Francis Pornon

Site créé par Couleur Nuit - Thème de Anders NorenUp ↑