Patrick n’est pas de ceux qui écrivent sans quitter la chambre. Avec son épouse, Marie-Berthe Ferrer, il arpente l’Amérique Latine depuis de nombreuses années. Reporter et photographe, il court le monde à voir, à photographier et à écrire, sans oublier de s’intéresser vraiment aux autochtones (il mène un travail sur l’eau en Amazonie). Ses œuvres ont été acquises par plusieurs musées et collections privées. Si certains peinent longtemps avant une reconnaissance, son talent à lui éclata dès ce premier polar qui, publié en 2002, obtint plusieurs prix. Confirmé par la dizaine de romans qui suivirent, ce coup d’essai donna le tableau le plus original et le plus émouvant sur les mexicains à la frontière des States. Une enquête qui tourne au roman de la route, chargée d’une émotion de photographe : « Il fut distrait à ce moment précis par le disque sanglant qui émergeait d’une lointaine bande de nuages, au large./Difficile de s’imaginer la violence du sort des clandestins qui, ailleurs sur la frontière, cherchaient à passer aux États-Unis. » L’hispanisant voyageur a pêché lui-même l’information sur le vif. Elle est parfois criante, bien au-delà de l’imagination souvent indigente de certains plumitifs cherchant à singer les auteurs yankees. Ainsi cette image de cholos (voyous) incarcérés à la prison d’état de Ciudad Juárez : « Tous avaient au creux de la main, entre le pouce et l’index, les trois points symboliques communs aux gangs, qu’ils fussent Chicanos aux Etats-Unis ou Mexicains à Juárez […] Les surnoms des cholos étaient tatoués à la base de leur nuque, sous les cheveux brillantinés, plaqués sur le crâne par un filet […] qui arboraient une larme tatouée au coin de l’œil, le signe de reconnaissance des taulards.» Et, après la description, cinq mots laconiques : « À longue peine, grande larme. »
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Je connais Béatrice qui travaille dans une discrétion qui n’a d’égale que son sérieux et son acharnement. Dans ce roman historique l’action se déroule au sud de l’Espagne, à la fin d’Al Andalous au XVème siècle, moment charnière où notre civilisation européenne se coupa de celle de l’autre rive de la Méditerranée. Nous sommes en 1482. Les Rois catholiques récupèrent les derniers morceaux de ce territoire qui vit une brillante civilisation musulmane développer sciences et techniques, au contact du reste de l’Europe chrétienne grâce notamment au truchement de savants juifs. Temps mal connu puisque dans ces cours islamiques se rencontraient les cultures tandis que le vin coulait à flots et que son usage, loin d’être honteux, était vanté par le poète Ibn al Sid : « Combien de nuits as-tu passées / Ne déchirant le voile noir des ténèbres / Que grâce au vin qui rutilait comme un astre ?… » Une petite servante est admise au palais où elle devient une des dames de compagnie de la reine, dans l’ambiance particulière de l’Alhambra, extrêmement poétique et raffinée mais sous la menace de la fin avec son cortège de trahisons. Car bientôt la cour va quitter Grenade… On reste époustouflé par la documentation et les connaissances linguistiques de l’auteur, sans quoi un monde n’est que survolé et un ouvrage n’est que vulgarisateur au mauvais sens du terme. Si l’écriture reste peut-être un peu prisonnière parfois de ces connaissances, elle nous transporte vraiment au palais de l’Alhambra dans les intrigues et les angoisses de cette fin de règne, avec les parfums et couleurs correspondantes. Telle la préparation du bain de la princesse : « dans la salle intermédiaire, maintenant envahie par de longs rubans de vapeur tiède et odorante. La jeune fille avait fini de couvrir l’eau du bassin avec des pétales de rose, tour à tour pâles ou écarlates et elle rajoutait pour terminer quelques fleurs de nard indien au parfum suave et au pouvoir relaxant. » À lire pour entendre le sort du dernier roi Boabdil qui dut se résoudre à remettre les clés de la ville de Grenade puis émigrer dans l’oubli… dont le sortiront heureusement Federico Garcia Lorca (Romancero gitano) et Louis Aragon (Le Fou d’Elsa), tandis que la mémoire populaire avait nommé le dernier lieu d’où ce souverain déchu vit sa ville perdue : « Le dernier soupir du Maure. ». Pour partager aussi, avec une connaissance précise des faits et gestes du temps, la peine et les joies d’une jeune fille dans cette aventure.
* À commander dans toutes les librairies ou auprès de l’auteur : beabalti@yahoo.fr
La nouvelle collection « Bel horizon » dirigée par Yasmina Khadra va bientôt comprendre mon prochain roman : À la santé des pachas. J’ai eu la curiosité de lire Oran après la mer dans cette même collection. Et bien m’en a pris ! Ce roman débute par une note aigre sur l’hôpital algérien aux « médecins, souvent sans expérience, introuvables quand on en a besoin, toujours dans un service qui n’est pas le leur, pour diriger un parent, un ami, pour obtenir une consultation immédiate ». Il s’agit en fait de l’évocation de tout un temps féminin en Algérie, depuis l’enfance de petite fille bien avant-guerre jusqu’à la fin de la vieille dame vers la Libération. Son grand-père était allé rejoindre Abd-el-Kader contre les conquérants français mais dans son quartier d’Oran les musulmans se mêlaient à Mme Lopez, Maryse, Santa-Cruz… en bon voisinage. « Les ennemis, pour moi, c’étaient les autres, ceux que je ne connaissais pas. » À côté de ce presque truisme, on découvre le soulagement de la jeune fille lorsque sa mère lui tendit son premier voile, si rassurant alors qu’elle craint de perdre ce qu’on lui a nommé « la petite fleur » : « parce qu’un jour j’aurais à prouver que personne n’avait tenté de la cueillir ». La scène du mariage contre son gré, où l’époux inconnu et aviné, la déflore sans ménagement, est assez classique mais poignante par l’évocation sans ambages des sentiments : « Je me sentais profondément humiliée, salie, bafouée, meurtrie. C’est à ce moment là que j’ai commencé à le haïr. » Le lecteur suit aussi la condition des petites gens à l’époque, privés de tout confort, comme lorsqu’elle découvre chez la voisine l’électricité et la radio ou aussi quand elle évoque les lavandières dans l’oued. « J’en ai connu des femmes qui ont usé leurs mains dans l’eau savonneuse, qui, à quarante ans, n’arrivaient plus à redresser leur dos ! » La place me manque pour rapporter tous les épisodes émouvants – et parfois surprenants – de cette vie, entre autres son veuvage et le remariage heureux à titre de seconde épouse, tandis qu’en toile de fond se déroule l’Histoire arrivant à l’indépendance. Une vie ordinaire de son temps, pareille à celle de pas mal d’algériennes. « Mais qui se souvient d’elles ? » Alors qu’au mieux l’on évoque ici maintenant ce qui ne fut même pas nommé : guerre, cette lecture émouvante apparaît comme un dû.
Gilbert est un poète discret, à la fois délicat et puissant. Voici un recueil de poèmes où il cherche bien un sens plus pur aux mots de la tribu, comme le souhaitait Arthur Rimbaud. Usant du privilège de l’acuité de vision que confère le bel âge, l’auteur balaye l’alpha et l’oméga de la conscience, depuis la jeunesse de l’amour jusqu’au spleen de la vieillesse, atteignant même à quelque profondeur métaphysique, avec une place de choix réservée à l’amour comme panacée universelle :
« Le temps se vide./Les envies folles d’été que les femmes préservent sous leurs robes ! »
Si la poésie ne fait pas aujourd’hui de profit, quoi de plus profitable pourtant ? C’est écrit souvent à la manière de calligrammes et il n’est pas aisé de le citer sans trahir :
« Le front que tu effleures/la bouche que tu lèches/le jonc tendu des hanches que tu courbes/comme un arc/les mains que tu rassembles/Tout te presse de clore les battements du sang/d’apprivoiser la phrase/de calmer les mots/Avec la peur/toujours présente/que ton poème reste en dessous des choses. »
Bien qu’ayant déjà publié dans la revue Action poétique dans les années 60, Gilbert Baqué reste toujours modeste Il est pourtant aussi joueur de jazz (trombone à coulisse), militant et instituteur honoraire. Un homme presque total ? L’antithèse du petit bourgeois, en tout cas. Le regretté Michel Lafarge* notait en avant-propos de cet ouvrage publié avec le concours du Conseil régional de Midi-Pyrénées : « Alors cet homme comprit que la poésie est plus vraie que le réel, et qu’il tenait entre ses doigts le pouvoir de tout dire. »
* Animateur fondateur de l’émission littéraire et artistique : « Excusez-moi de vous interrompre » à Radio Mon Pays (Toulouse).
Parmi sa vingtaine d’ouvrages Michel a publié une dizaine de recueils de poèmes dont l’un d’eux lui valut le prix Max-Pol Fouchet (Les mains nues ; L’âge d’homme, 1998). Son écriture allie l’élégance à la force de la sincérité et aussi à un esprit humaniste vrai : insoumis et généreux, que l’on retrouve dans sa démarche d’animation d’un site d’hommages aux autres auteurs*. Ce recueil, édité il y a déjà plusieurs années et depuis épuisé, est heureusement réédité par Rhubarbe avec la collaboration pratique de l’auteur (dans le cadre d’un projet de direction de collection)**. Cela valait la peine. Quelle émotion à lire ces « actions de grâce » où l’homme qu’on devine parfois blessé ne cesse de rendre grâce à tout, depuis de petits riens qui ainsi écrits sont tant et tant. On se sent minuscule devant cette énorme force d’amour et de foi, qui n’empêche la colère et la révolte et qui avec tout ça réussit le tour de force de rester simple. Je lui laisse la parole : « Ne t’étonne pas que je rende grâce, moi l’athée / […] C’est sans doute que je parle pour toi, / le temps de t’offrir un verre et que tu sortes de toi-même. » ; « Moi, je leur sais gré [aux fragilités] pour ce qu’elles m’ôtent d’assurance, / […] dans le labyrinthe du cœur de l’autre qu’on n’en finit jamais d’apprendre […] » ; « Oui à toute ivresse qui dit et redit et crie et chante même la soif, la psalmodie, la balbutie / notre soif d’hommes qu’elle n’étanchera pas. » ; « Chacun ses grâces. / Elles ont des noms de femmes, souvent. / Des odeurs de fenaison à fleur de sexes et d’aisselles, / des goûts mêlées de corps aveugles, d’abîme ému […] » ; « Je rends donc grâce à ces riens qu’on appelle escales / […] A cette ivresse qui persiste quand tout déchante […] » Au poète qui aide à vivre, merci !
** J’en profite pour noter combien il faut mouiller doublement la chemise en poésie : après l’écriture il faut souvent aider à l’édition et toujours à la diffusion, tant le marché a marginalisé le lyrisme « gratuit ».
L’auteur est plus connu pour ses livres de poésie mais j’ai beaucoup aimé ce livre, son troisième roman noir après Lignes de fuite et Un sang d’encre. C’est un beau roman, authentique par l’écriture et par les sentiments, bien au-dessus, selon moi, de bien des choses que l’on peut lire aujourd’hui. Une histoire de corruption et de scandale avec en surimpression la déchéance comme elle nous guette tous et aussi, et surtout, l’amour d’un homme qui s’éveille à chercher à comprendre sa fille (recluse dans le mutisme après un viol). Il part pour prendre la route en camping-car, avec une toute jeune femme qu’il « repêche » d’une vie en squat. Et, si l’on lit en profondeur, une quête métaphorique de LA fille perdue dont l’autre est un substitut, dans le panorama d’un Toulouse où la déchéance et la délinquance côtoient l’idylle au site de « l’Embouchure » des canaux… C’est écrit par un poète, avec un talent dont on peut être parfois jaloux, du fait de sa force mesurée. « Le monde au fond, comme les tournevis et les clefs à mollette, l’intimidait. Mais il y avait aussi dans son attitude une sorte de commisération pour quelqu’un qui n’avait pas encore compris. Floréal m’avait dit que je perdais mon temps, parce qu’on ne répare jamais rien. » Et c’est mené avec originalité, sans se croire tenu à respecter des règles du polar anglo-saxon. J’y ai pris un plaisir extrême.
J’ai découvert cette poétesse syrienne* grâce au blog de Michel Baglin (« Texture »). J’ai acquis aussitôt un recueil, celui-ci où j’ai trouvé de quoi combler mes attentes, sensualité, partage, sincérité, amours ; dont des amours homosexuelles : « Devant elle / je me prosterne / amoureuse éprise », aussi hétérosexuelles : « je te donne un ventre doux / qui souffre / conçoit / enfante / » soient des amours tout court. Pas de retenue dans la vie ni dans l’écriture : « dans le duvet du ventre / ou sous l’aisselle / pénétrant la mousse veloutée / d’un tendre passage ». Ce qui compte c’est que le poème emporte et apporte, qu’on en reçoive. La poésie comme don et suprême cadeau. L’auteur le résume si fort : « Ma bouche / est chanson d’Ishtar / et contes de Shéhérazade // ma bouche est le gémissement silencieux / d’une plainte // ma bouche / est une fontaine coulant de plaisir / Le cantique / du cœur / et de la chair ». Je laisse poursuivre Michel Baglin : « Éloge du corps dans une langue on ne peut plus sensuelle, ce recueil chante la jouissance et l’art de se dénuder pour mieux se livrer à l’être, à l’autre et à son propre abandon à la poésie du monde : « je me débarrasse de l’inutile / des écorces qui m’alourdissent » écrit Maram. Le corps à corps y est aussi glorification de la féminité (« je me fonds dans toutes les femmes »), des seins, des aisselles, du duvet du ventre et des sexes, de l’amour charnel et de l’âme ardente. Célébration fluide d’un « corps fait de baisers / sculpté de caresses / hâlé de soleil / qui désire / qui embrasse / et jouit ». La poésie y apparaît comme une forme du don : « devant vous je me dénude / doigt / par doigt / ongle par ongle / peau / et puis os / puis poème. » Cette lecture est un beau cadeau.
* Elle est aussi auteure d’une anthologie : Femmes Poètes du monde arabe aux éditions Le Temps des cerises.
Ceci est d’abord l’histoire reconstituée et fictionnée du père de l’auteur. Non pas un récit complaisant ou prétendant régler dérisoirement les comptes. Un beau roman et une sacrée aventure à la fois pour l’auteur et son lecteur. « Inscrire bagnard à la case profession du père sur la fiche de rentrée à l’école ? Finalement, son silence m’avait longtemps protégé. Cette protection avant disparu d’un seul coup. Elle me laissait vide, impuissant. » Dans ce livre alterne le récit du père et celui, en italique, d’un scénariste qui tente d’écrire l’histoire, substitut à peine voilé de l’auteur. L’histoire commence par le procès d’un meurtrier indigène à Bougie, ville coloniale d’Algérie. Une banale affaire de rixe au bordel. Mais le soldat indigène qui ne sait pas s’exprimer est évacué et condamné… au bagne à Cayenne ! La situation du drame à Bougie m’a sans doute ému parce que je vécus là bien après et que j’y fréquentai aussi les restes inversés du racisme après l’indépendance. Mais c’est surtout d’autre chose qu’il s’agit dans ce voyage où nous entraîne Mouloud jusqu’au bagne vécu par son père comme il a été habité injustement par d’autres, Dreyfus, Seznec et Cie. C’est si fortement vécu que j’aurais juré qu’Akkouche avait vraiment visité Cayenne. Et dans ce récit s’en emboîtent plusieurs comme les aventures gigognes de la mémoire et de l’écriture. Une forte écriture. Comme cette vision au retour au pays : « Ses yeux fouillèrent nerveusement autour de lui. En vain. Il ne retrouvait pas ses marques. L’impression d’être un étranger ne le quittait pas. Sur la balance du temps, les années passées hors du village pesaient plus que les autres. » Un beau livre à se procurer (il est paru en 2001).