Je ne connaissais pas cette auteure suisse, valaisanne, de langue française, qui bourlingua un peu et obtint la bourse Goncourt de la nouvelle en 1947. Sa bibliographie impressionne et rend un peu honteux de ne pas la connaître. Et ce recueil qui me la fait découvrir est vraiment prenant. Elle y évoque des aventures et personnages teintés des couleurs des Alpes centrales, la montagne où cela se déroule toujours. On lit les noms de bêtes et plantes étranges et à la fois les émotions humaines, surtout féminines mais pas seulement. Point d‘âge d’or de tragédies paysannes et de sombres vertus oubliées. Il y a des jeeps sur les sentiers de ce pays, des usines dans les vallées, des ouvriers italiens dans les villages qui ont faim d’amour... et des jeunes femmes aussi ! Les héros vivent et pensent particulièrement, comme aériens et près de la nature, et en même temps chargés de poids humains, si humains. C’est en fait l’écriture qui prend et emporte, comme si elle nous parlait une langue étrangère et à la fois intime. La jeune femme mariée qui s’adonne à un plaisir extra-conjugal, cela pourrait être d’un banal ! Et c’est presque un conte de fées : «Une sorte de néant, avec juste autour de nos corps un rameau, une fougère, une liane. Contre l’écorce devaient s’aplatir les sitelles […] tout devenait d’un vers plus noir. » À lire, vraiment.
Catégorie : Coups de coeur et lectures (Page 3 of 17)
MEMBRIBE Franck, Reflux, roman, Ed. Horsain :
L’auteur ne m’est pas inconnu, quoiqu’il compte parmi les écrivains méconnus, ainsi que des légions, dont moi-même. Il est justement question aussi de cela dans ce livre. Voici un assez habile récit d’une aventure où un amnésique rescapé d’un tsunami en Sardaigne, récupère avec peine sa mémoire et sa connaissance de sa vie et de soi. Comme il le fait avec l’aide de la médecin qui l’a retrouvé, une idylle se noue, heureusement car ce qu’il découvre de lui-même n’est pas folichon, voire lamentable. Ainsi l’auteur de notoriété locale, un « raté » (il use d’ailleurs du mot, comme de la formule « auteur atypique ») se reconnaît « auteur boulimique, auteur pathétique ! » Il va brûler ses documents et livres. Inutile de dire que cette partie m’a touché et même bouleversé. Dans son « tombureau » il ramasse « toutes mes feuilles mortes et après je vais y mettre le feu ». Parmi les révélations, le héros va découvrir qu’il était l’auteur d’une machination, achevant de ruiner l’image de l’auteur littéraire qu’il est. On découvre quand même aussi avec lui le présent et des vestiges de l’antique histoire de la Sardaigne, lieu où se déroule ce drame qui n’a pas eu besoin de chercher loin le tragique résidant en nous. Je ne saurais trop recommander cette lecture, pas drôle mais qui porte à réflexion, publiée chez un petit éditeur ami, valeureux et méconnu lui-aussi.
C’est un roman d’anticipation ou dystopique, comme on dit aujourd’hui où l’utopie est reléguée dans ses derniers retranchements. Pas pour longtemps, peut-être. Nous voici transportés sur une planète rongée par un crépuscule perpétuel où l’on ne peut survivre sans une matière précieuse, tandis que des êtres sont asservis au moyen de la religion. Espérons qu’il ne s’agit pas d’une prédiction, mais quand même, tout cela prête à songer…
Il faut entrer dans ces mots comme dans un poème. Car ce livre est bien un poème. Il en a les limites et les qualités. L’auteur a fait là un travail, plutôt une création vertigineuse, brossant l’image d’un monde cramé et sauvage glacial et sanguinaire, scandant des mots puissants, parfois étranges, doués d’une capacité suggestive admirable, à en être presque jaloux.
Voici un monde primitif ou retombé en sauvagerie, où même l’amour est toujours perdu quand il n’est pas violé. « … de cet humus de chair, de sang et de poussière pouvaient jaillir des bourgeons de pus qui les feraient pourrir de la tête aux pieds. Les herbes qui jadis guérissaient les purulences avaient disparu du paysage… » Il y a bien des évocations de la « flamme », synecdoque de l’amoureux qui peut être béni et bénissant, figure de style bien vite dégonflée chez ces êtres réduits à l’esclavage à quatre pattes. Claudine a trouvé un éditeur intelligent et sensible, mais elle en est comme la plupart d’entre nous, en manque de diffusion et de renommée. Bienvenue au club !
Il est tant de romans publiés que l’on ne s’attend plus guère à un météore bouleversant la navrante masse des livres plus ou moins banalement et éruptivement égotiques. C’est le cas avec ce roman dont l’écriture saisit d’emblée par son obstinée progression vers on ne sait quoi et pourtant que l’on ressent très fort. Ce rythme lancinant, irritant parfois, toujours prenant, conduit en très longues phrases de parfois plusieurs pages, dans l’histoire d’un homme descendant d’italien venu de la montagne, une vie partagée entre un labeur d’ouvrier des salins, sa passion de la peinture et son amour de sa compagne. Le tout est conté en une écriture étrange, très réflexive comme universitaire, laquelle m’évoque le nouveau roman (60 ans après…) et à la fois hyper sensible. Le meilleur hommage est de lire : « partir à la recherche du soleil, comme des conquistadors pauvres et un peu fous, des conquistadors paysans armés de leurs pelles »… « il désire à nouveau vivre ou mieux encore vivre à tout jamais dans Aimée- de laquelle pourtant il sera bientôt exclu après avoir explosé »… « Alors, il devint ouvrier salinier […] il contrariait les projets qu’avait jadis élaboré l’ancêtre, à savoir ce désir de voir chaque génération améliorer la lignée en gravissant un échelon de l’échelle sociale »… « lui-même ne se sentant vivant qu’au contact d’Aimée, dans les bras d’Aimée. »
Beau livre au sens propre, que ce roman d’un auteur mûr, plein de recul et à la fois toujours passionné. Le personnage souffre de la séparation avec la femme de sa vie et fond à la vue des fesses de sa jeune voisine solitaire, tout en la respectant et même en repoussant ses avances oedipiennes. De quoi rester rêveur et réfléchir sur la moralité qui criminaliserait vite tout ça… Ce flic à la retraite garde son réflexe d’enquêteur devant une affaire de gourou d’une secte rançonnant et grugeant tandis qu’il se heurte aussi à des mafieux en un monde non seulement sans pitié pour les petits mais encore inhospitalier. Pourtant l’auteur se trouve chez lui dans la nature sauvage et inhospitalière du Nord aux Grands lacs, qu’il décrit si merveilleusement qu’on l’aime. De quoi rester pantois en cette lecture qui relègue bien bas nos commerciaux thuriféraires de petits états d’âmes quotidiens. En donnant raison à Victor Hugo : « En littérature, je suis pour le grand contre le petit, et, en politique, je suis pour les petits contre les grands. » Pour moi, nationaliste en littérature parce qu’amoureux de la langue, je crains les traductions. Mais pas ici : « solstice d’hiver, quand une minute ou deux de soleil en plus aidaient l’âme à espérer de nouveau. » À l’évidence, la classe du traducteur (Brice Matthieussent) est à la hauteur de celle de l’auteur. Chapeau les artistes.
Difficile de traiter sereinement d’un livre contant l’innommable. Il s’agit d’un français moyen devenant tortionnaire, traqueur de Juifs, dans les rangs de la police sous Vichy et le nazisme. On a ici un ramassis de petitesse, barbarie, haine de l’autre et de soi, misogynie, racisme… j’en passe. L’intérêt principal étant que ces choses se sont effectivement déroulées et que l’information est précise sur la chasse aux Juifs par les « bons » français. Si l’on souhaite suivre des « héros » particulièrement sadiques comme il y en eut probablement alors en nombre, c’est à lire. On ne doute pas de la qualité de la documentation ni du savoir faire de l’auteur. Des documents sont reproduits in extenso et des références sont citées. Pourtant, les personnages sont sans épaisseur, même le héros principal, les victimes sont impersonnelles si l’on excepte les fiches de police, les femmes sont passives et victimes, les états d’âme sont rudimentairement évoqués, les actes laborieusement décrits, parfois même avec une complaisance louche, comme les dégradations et sévices exercés contre les jeunes femmes tourmentées. J’avoue que la multiplication des scènes de torture mentale et physique, autant en France qu’en Allemagne, me fut nauséeuse et que j’ai souvent eu envie de sauter des pages. Quant à l’écriture, elle ne m’a pas séduit. Au lecteur de se faire une idée…
Curieux mais attachant petit livre que celui-ci, à la fois enquête longtemps après un crime jugé, coup de cœur au beau temps du jazz, quête d’un temps et d’un lieu passé, question sur la féminité au milieu du XXè siècle, et autre chose encore. Son titre complet est La vie de Marie-Thérèse qui bifurqua quand sa passion pour le jazz prit une forme excessive. Le crime remonte aux années cinquante, à Toulouse, dans la boîte alors fameuse : « Tournerie des drogueurs », située juste en sous-sol d’une droguerie nommée « des Tourneurs » (comme la rue éponyme) C’est surtout l’histoire de Marie-Thérèse Désormeaux, une fille bien comme il faut en ce temps-là, laquelle fut maîtresse du criminel. Vous découvrirez le Toulouse de papa et aussi comment une jeune femme pouvait, sa vie gâchée, la gâcher encore davantage en croyant l’enjoliver. Elle déclara après son arrestation : « Je n’osais m’enfuir, sachant que tôt ou tard il me rattraperait ». Récit à la fois sérieux et léger, amusant et roboratif, ce petit livre est aussi alternativement frais et chaud, comme un vrai printemps !
Aujourd’hui, je convoque le chanteur Eric Fraj. Celui qui pâtit en renommée de sa situation sudiste et tout à la fois en profite pour créer ce que nul ne peut faire autrement ailleurs, tant il est étrangers aux chants des perroquets du monde commun. Son concert du 30 mars à l’Université Jean-Jaurès annulé, je vais évoquer son dernier disque (le quinzième) d’où il devait extraire de délicieuses et fortes chansons.
La personnalité d’Eric Fraj semble issue d’une étoile magique, à la fois lointaine et si proche, qu’il invoque à sa manière en chantant dans son disque : « Mon pays ne connaît pas de race… chacun sourit à une étoile ». Auteur-compositeur et interprète, chantant en plusieurs langues depuis fin 1971, son parcours artistique l’a mené à se produire en France et à l’étranger, de la fête de village au Théâtre Dejazet à Paris ou au Palau de la Música de Barcelone, en passant par Göttingen, Casablanca, Toulouse, etc.
Il est agrégé d’espagnol et de philosophie et vit dans la région toulousaine, à Carbonne, jusqu’à sa récente retraite il enseigna l’occitan et la philosophie au lycée de Muret. Il a également créé de nombreux spectacles associant théâtre et musique. S’engageant nettement pour ses passions intellectuelles et existentielles, il a interprété en 2000, le rôle du troubadour Jaufre Rudel dans « L’Amour de Loin », un spectacle écrit et mis en scène par le guitariste Vicente Pradal.
Il commente lui-même son trajet en disant : « La vie s’est toujours montrée généreuse avec moi, elle m’a permis de multiplier les expériences vocales et musicales, les rencontres avec mes frères et sœurs humains, anonymes ou pas, superbes ou médiocres, elle m’a permis de partager la scène et des grands instants de bonheur avec des artistes tels que » : suit une longue liste de noms parmi lesquels des artistes de la région mais aussi Colette Magny, Gilles Servat, Jacques Bertin, Catherine Ribeiro, Teresa Rebull, Paco Ibañez, Lluis LLach, Félix Leclerc, le Cuarteto Cedrón et Angel Parra… Et il conclut : « j’en oublie et des meilleurs, qu’ils me pardonnent… »
Je me souviens pour ma part qu’à la Cave Poésie, au cours d’un hommage au poète récemment disparu Michel Baglin, soirée où nous côtoyions la fine fleur des amis de l’auteur avec sa famille, il conclut son intervention par un chant a cappella improvisé en une langue inconnue, non seulement de l’assistance, mais aussi de lui-même, pure improvisation d’instinct. C’est que les langues sont son affaire depuis longtemps, il chante depuis l’âge de 14 ans et demi dans ses langues du cœur, c’est à dire les langues de son enfance, si bien qu’il est aussi à l’aise qu’en français, en occitan, en catalan et en castillan, les trois langues romanes cousines de ce Sud plutôt oublié du mondialisme.
Son dernier disque « Gao » est l’illustration d’une sorte d’ œcuménisme avec en outre la référence récurrente à l’Afrique, une Afrique subjective, onirique, née de ce qu’il lui reste de souvenirs lointains de cette ville du Mali de son enfance et de savoirs plus récents, parmi lesquels : Evlín, évocation de la noyade en Méditerranée d’une jeune femme voulant rejoindre l’Europe. D’une durée totale d’un peu plus d’une heure, le disque contient dix huit chansons en diverses langues dont les paroles et traductions françaises se trouvent sur un livret inclus dans le coffret produit par Gérard Zuchetto et Trobar Vox. Le tout se trouve dans le commerce et peut être aussi acheté sur le site officiel d’Eric (https://ericfraj.com) où l’on peut de même écouter certaines chansons. Je vous recommande les titres de ce disque, entre autres « Qui chante ici ? » (en français) et « Continent » (en occitan languedocien), que nous allons entendre.
(chronique sur Radio Mon Pais)
Voici un livre prenant, angoissant même, quoique pas une histoire imaginaire abracadabrante. C’est un vécu terrible que narre ici l’auteure, après 40 ans, le temps sans doute de digérer ou simplement de tenter d’insensibiliser. Mais c’est sans doute la bonne décision que de raconter maintenant, pour elle et aussi pour nous. Il s’agit de l’histoire de l’assassinat de son amoureux et surtout de la longue attente pour découvrir l’assassin. Les lignes en exergue notent que ce récit est « Pour ma fille », née de cet homme. Nulle distance ici, du moins semble-t-il, puisqu’on se retrouve dans l’action et la pensée de l’époque. J’ai sincèrement souffert par identification avec l’héroïne locutrice dans un récit au jour le jour qui risquerait de se borner à la confidence qui ne fait pas littérature. Or, un talent particulier parvient à construire ce texte où « Tout est vrai et tout est faux… » (comme noté en Avertissement). C’est jalonné de beaux passages en italique qui coupent le récit et contribuent à l’atmosphère en s’adressant en direct à la victime aimée ou au bébé ou à soi-même : « mon amour plein d’épines, mes jalousies, mes doutes les jours où tu ne rentrais pas […] ». L’éditeur de Horsain est un ami valeureux, mais quel dommage et quelle injustice qu’il faille recourir à une si petite édition si peu diffusée pour faire paraître de tels textes tandis que tant de choses insipides inondent les rayons !
L’ami Jérôme est réputé « compagnon de route d’un communisme sans dogme, anar des chemins buissonniers ». Il est entre autre poète et ne manque pas du talent d’évoquer l’érotique. Il m’a dédicacé à « Polars du Sud » (Toulouse) celui-ci parmi ses derniers livres. Quel bonheur de lire un auteur qui ne donne pas dans le courant dominant et mollasse se repaissant de soucis personnels ou élevant au rang de littérature une vie bien banale écrite tout aussi banalement ! Je le situe à la fois dans la veine du polar et dans celle du roman social avec une manière bien à lui d’évoquer les choses de la vie, chaudes et glaciales, ainsi que de citer des auteurs d’extrême droite comme on « cite » (provoque) le taureau à la corrida. Enfin, alors qu’on s’abandonne un peu partout à la nostalgie ou la tentative de résilience du passé, il a ici l’avantage de concevoir l’avenir, et un avenir heureux, s’il vous plaît, dans la résiliation de notre mode de vie qui tourne mal et que l’on quitte. L’histoire met en scène des agents secrets tentant de camoufler, par le crime, cette tendance qui se manifeste. Il faut lire pour comprendre… Alors, je suppose que vous aimerez si vous ne réduisez pas la littérature à une fonction d’aide psychologique, et je cite ces quelques lignes parmi celles que j’ai bien aimées : « Le premier roman de Morand s’appelle Les Extravagants. Il met en exergue le sens étymologique du mot. Ce n’est pas forcément quelqu’un qui fait des choses folles ou scandaleuses, mais quelqu’un qui ne prend plus les routes habituelles pour se déplacer […] en ne prenant que des départementales et [pour] rendre fou, pour le plaisir, son GPS[…] ». Oui, il faut lire !