Ecrivain

Catégorie : Coups de coeur et lectures (Page 7 of 17)

SAINT-PAUL Christian, Indalo, poèmes, Ed. Encres vives.

Ce recueil, ou plutôt cet ensemble où les textes se suivent comme les escales d’un voyage, a reçu le prix de Poésie 2015 des Gourmets de lettres à l’hôtel d’Assézat de Toulouse. Saint-Paul* donne ici des textes dont l’intériorité renvoie aussi au dehors et à l’Histoire. « L’Indalo est une figure préhistorique […] peinture rupestre de la fin du Néolithique ou Age du cuivre qui représente une figure humaine avec les bras étendus et un arc en ciel sur ses mains. […] symbole de chance […] il était peint en ocre sur les maisons […] » Voici de la poésie dite « libre », à la fois fidèle à l’absence d’interdits d’une beat generation et à une culture enracinée, voire qui n’hésite pas à se ré-enraciner là d’où l’on a oublié venir : l’Andalousie, terre de rencontres et d’essaimage où se nourrirent bien des esprits européens. Sans oublier non plus l’Iliade de la guerre d’Espagne et de Lorca. C’est un bonheur de suivre ces vers courts, tantôt claques tantôt caresses, où la pensée se mêle aux émois. Laissons-le dire : « Vera / ville où culmine le soleil / dans une purulence torride », « Je pense à Lorca / mort près de Grenade / avec un instituteur unijambiste / et deux banderilleros », « Quel ailleurs / monte dans le duende / sous les bâches où transpire le soleil ? », « La nuit est descendue / dans les murs sacrés / où les prières meurent », « Almeria / ta mémoire ivre / depuis des millénaires / raconte les rivages de la mer antique / l’inaltérable désir d’une traversée sans fin » […] Une lecture d’où l’on ressort meilleur. À votre tour ?

*L’ami Christian est aussi réalisateur d’une émission de radio hebdomadaire : « Les Poètes » depuis plus de trente ans sur Radio Occitania (les jeudis à 20h) dont on peut réécouter des séquences sur le lien suivant : http://les-poetes.fr

ROUCH Jean-Jacques, Jean le cagot, Ed. Privat.

Un « cagot », c’était un exclu au Sud, pourtant réputé traditionnellement plus tolérant que d’autres régions de France. Aussi nommés « cagotes » en Espagne du Nord, cette catégorie de gens devaient résider à l’écart et ne pas toucher les objets des « bons chrétiens », sans que rien n’explique une ségrégation condamnée par l’Église, par le roi Louis XIV et bien sûr aussi par des libres penseurs. C’est ce que révèle ce roman du journaliste Jean-Jacques Rouch, basé sur une information historique solide. Sachant que les cagots devaient en certains endroits porter en insigne sur leur vêtement (en l’occurrence une patte d’oie), voici une mésaventure qui en rappelle d’autres du même genre. L’auteur, connu à Toulouse pour ses romans historiques, mériterait que le « parisianisme » s’ouvre aussi à une histoire au moins aussi intéressante que celle de la capitale. Il nous donne en tout cas ici une épopée frémissante au XVIIème siècle depuis un village du toulousain jusqu’à Saint-Jean-de-Luz où le roi va épouser pour raison d’état l’infante Marie-Thérèse. Jean le cagot n’a pas de patronyme et se trouve interdit par un racisme populaire, de toucher les objets sacrés comme de toucher les personnes normales. Un jour, il touche la bible en public et s’en suit toute une répression où il perd femme et maison. Il décide alors contre la tradition de recourir au tribunal. Après moult péripéties, il va finir par l’entremise d’une belle dame – elle aussi d’origine cagote – par acquérir nom et droits… en même temps que l’amour, ce qui ne gâche évidemment rien. La narration est un peu chargée en références à mon goût, mais prenante et pas sans qualités sensibles : « Une saveur étrange et envoûtante où se mêlaient l’odeur forte de la sueur de l’amour et celle, plus subtile et piquante à la fois de ces herbes fraîches dont elle se frictionnait après les avoir cueillies à l’aurore de chaque matin. » Un livre instructif et plaisant que je vous souhaite de lire.

RIVAS Manuel, La Langue des papillons, Ed. Folio.

En quête de nouvelles de qualité, j’ai entamé ce livre que m’a proposé ma compagne, sachant qu’un des textes (celui qui vaut le titre du recueil) a donné un très joli film primé au festival Cinespaña à Toulouse : une histoire d’instituteur espagnol républicain adulé par les voisins et puis, lors du coup d’état franquiste, voué aux gémonies par les mêmes… Ces nouvelles, parfois très brèves et d’autres plus développées, ont souvent l’attrait de l’étrange mêlé au réalisme dans un art très propre à l’auteur. Un enfant mange le pain de ses frères dans la famine… Un garçon se fait ventriloque pour l’amour d’une fille insolite… L’émigré en Suisse chante en sa langue : « Meus amores ». Les tableaux de vies populaires et aussi d’aventures lointaines se côtoient. Les références au français comme à la culture locale galicienne colorent et honorent cet esprit cultivé sans complexe. Il est rare de lire quelque chose d’aussi respectueux des gens, ici petits individus d’une part si excentrée de l’Espagne et si tournée vers l’ailleurs : la Galice. Avec la probabilité d’une excellente traduction, comme souvent pour les auteurs espagnols publiés en français, quelle écriture ! « La peur était un rat qui me rongeait les entrailles…. le vent raclait comme une brosse métallique… elle (la chanson) sortait du fond de ses tripes comme un hymne patriotique nourri par le dîner de patates noircies au fond de sa baraque d’émigré ». Et c’est l’amour qui court comme un fil rose tout au long du livre : « Elle m’avait attiré avec la seule force de son regard. Elle avait un arc-en-ciel au fond de ses yeux. » Belle lecture à vous aussi !

ROMAN Jacques, La Chair touchée du Temps, poésie, éd. La Passe du Vent.

Je connais Jacques depuis une certaine performance sur le « bateau-livre » qui rassemblait des auteurs et lecteurs des deux rives du lac Léman il y a… un certain temps. Il conte dans un texte liminaire que « les premières pages furent livrées à Thierry Renard* dans l’urgence d’une manifestation face à la déferlante NATIONALE de 1998, en Rhône-Alpes notamment ».  « C’était l’heure où les coqs font coquerico sur les fumiers », ajoute-t-il plus loin. Un des mérites de l’érotisme est qu’il est aussi provocation et résistance à un consensus moraliste régressif. La petite pute a un « client exemplaire, policier de son état » ! D’érotisme, ce livre en regorge, si je puis m’exprimer ainsi, car on n’use point ici de périphrases pudibondes comme « la gorge » pour les seins, en disant les choses par leur nom, quitte à les évoquer crûment : « Farolita, madone fredonnant d’un air apache et pissant clair dans la gorge d’un père de famille  » : « Elle affectionnait les cris des essieux des trains qu’elle imitait, il faut me croire, quand, brutalement, me disait-elle, éclaboussait son fruit. »  Tout ceci n’exclut pas la sublimation et la réflexion : « Que frappent-ils en eux quand ils vous frappent ? […] Ils ne font que vous attribuer une monstruosité qui ferait de l’ombre à la leur ». Nous voici loin de la gaudriole. L’auteur précise encore : « je tentais désespérément de trouver un chemin d’écriture propre à dire une expérience de la peau, une érotique où, moi, citoyen, je secouerais la poussière du politique ». Pas étonnant qu’il cite Pasolini : « J’aime la vie si férocement, si désespérément […] le soleil, l’herbe, la jeunesse : c’est un vice bien plus redoutable que la cocaïne ». Au bout du compte, un petit livre qui remet les choses en place. Et aussi, qui peut « donner de la joie ». Comme l’eût chanté Charles Trenet.

* Editeur autrefois à Paroles d’Aube, actuellement chez La Passe du vent.

RICARD Francis, En un seul souffle, Cheyne éditeur*.

Ce recueil de Francis Ricard est composé d’une soixantaine de poèmes en prose. Prose sans arrêt, sans ponctuation, « en un seul souffle ». Cela donne une force étrange, comme si la voix retentissait sans cesse et allait s’éteindre au bout. Les thèmes sont présents, très présents même, loin des bluettes d’une prétendue poésie qui trompe son monde et soi-même. Ici, le monde est là, et bien là, dans l’homme qui tente de le formuler en disant aussi sa propre tragédie : « sans ponctuation monde sans ponctuation monde déponctué le monde déponctué on s’y perd on étouffe halètement de la course sans pause […] » Peu de bonheur dans ce recueil, en fait, sinon celui d’être lucide et de protester dans un décor libertin presque funèbre : « orgie de bougies prémonitoires comme un festin annoncé l’amour ruisselle s’enlacent les ombres des corps ». Je connais Francis parmi quelques autres prof de philo qui écrivent. Lui n’a pas cherché la pédagogie du roman, voire l’action militante du néo polar, pas même l’essai métaphysique. Noblesse tragique du poète aujourd’hui où ce qui ne se vend guère est dit sans valeur. Où les artistes sont exploités par les marchands (et d’autres) : « ils savent pas les marchands d’art z’arrivent après z’étaient pas là dans la torture » La question ponctue (quand même) le livre comme un point d’orgue poignant : « ces livres que personne ne lit on les stocke encore dans les bibliothèques comme si on espérait qu’un jour y aura quelqu’un qui les lira qui y aura-t-il demain pour les lire ? y aura-t-il quelqu’un ? on écrit parce qu’on espère encore parce qu’on espère qu’il y aura encore quelqu’un qui lira […] quelqu’un qui voudra encore comprendre […]» Seule ponctuation notée dans le volume, des points d’interrogation !


* J’avais parfois côtoyé les éditeurs de Cheyne en Auvergne et j’apprécie le trajet de Jean-Pierre Siméon après avoir fréquenté son père Roger, aussi poète.

REBOUX Jean-Jacques, Pain perdu chez les vilains, polar, éditions Après la lune.

Jean-Jacques pratique, selon un hommage de la revue 813, « un sport de combat ». S’agissant de l’édition. On pourrait en dire autant de l’écriture où lui et ses pareils non chéris des grands médias, doivent faire feu de toute énergie et conviction. Ce polar est réécrit après sa première parution datant tout de même de vingt ans. Pas une ride, même si les affaires évoquées sentent un peu le rétro en chiraquie et renvoient même à des histoires que d’aucuns voudraient oubliées, comme l’affaire Boulin. Un vieil ami de Chirac, industriel député-maire, est assassiné. Se lancent sur l’affaire un flic un peu naze et un journaliste spécial. Belle surprise, cette histoire glauque, si vraie qu’elle en est banale, est rehaussée par le talent d’un auteur ne cherchant pas un style convenu mais ne reculant pas devant la poésie. Non pas celle des fleurettes, mais la forte, celle héritée de sa propre expérience de poète : « Bloc trapu aux lignes brisées dont les deux flèches perçaient  avec une majesté séculaire la purée sombre et écaillée des nuages. » Quelques plans de cinéma : « Le rétroviseur fendillé renvoyait l’image dédoublée de la rue de la Résistance », quelques pointes d’humour : « Un assassin qui inaugurait une ère nouvelle de l’histoire du crime : celle du travail en miettes. »

Un songe surréaliste : « Il entendait des rires et levait la tête. Iparategui et Carval étaient penchés au-dessus du mur et, comme au jardin d’acclimatation, ils lui jetaient des croûtons de pain à la figure ». Voici un livre d’écrivain. Souhaitons lui bonne chance, à lui, à son auteur, et à sa maison d’édition, valeureuse non seulement par son procès contre l’opus dei, mais par la qualité de ses productions, dont la récente collection Bel horizon, dirigée par Yasmina Khadra.

QUINIOU Yvon, L’Art et la vie, Essai philosophique, Ed. Temps des cerises.

L’idée de la mort est aujourd’hui souvent évacuée. Mais on ne peut évidemment se soustraire à penser, surtout quand se dessine l’orée de la vieillesse ! C’est ce qui arrive à Quiniou, ex-prof de classes prépa., qui s’interroge sur la mort, comme il se doit en philosophe et aussi en humain lucide. Et voici qu’il nous offre à la fin un récit : De la mort à la beauté, dans lequel il décrit l’expérience personnelle qu’il a faite de l’art en Italie : celle d’un sentiment d’éternité faisant échapper à la mort. Cette idée – fort séduisante et que je partage – revient d’ailleurs dans son étude : « certes, nous mourrons et ne sommes pas éternels ; mais il est certain que, toujours, nous aurons été et il y a là une forme réelle d’éternité… » Qui ne s’est consolé, à défaut de croire en une vie future d’ordre religieux, à l’idée que lui survivra la mémoire de sa personne et aussi qu’il laissera ses réalisations ? A Sienne comme à Rome, Yvon éprouve une impression plus forte encore, celle de l’œuvre qui impose une chose non éphémère à l’homme rendu muet d’émotion : « devant ce lieu (la place Navona) […] j’oubliais tout […] projeté dans l’éternité d’un instant qui ne passe pas, j’étais immortel. ». Montaigne, Chateaubriand, Stendhal et bien d’autres ont décrit ce genre de moments précieux éprouvés notamment en voyage, parfois en éprouvant au contraire un sentiments de notre propre finitude. C’est le bonheur de la vie au monde, quelles qu’en soient les turpitudes, que de ne pas nous laisser bredouilles. Pour qui aime la philo, ou au moins la conscience…

PEYRAMAURE Michel, Les Fils de l’Orgueil*, Ed. Robert Laffont.

La mode des Cathares dépassée, restent l’histoire et aussi quelques œuvres, dont ce roman. J’ai entamé le livre avec circonspection comme pour tous les romans historiques. J’y ai pris un plaisir inattendu car la sincérité et la sensibilité des évocations compensent quelques incertitudes normales pour évoquer un temps trop occulté. Celui de la Croisade qui, au début du XIIIè siècle, réduisit le Sud à la sujétion. Le comté de Toulouse, riche et indépendant berceau des troubadours, voit se déchaîner le pape contre sa pratique de tolérance envers Juifs et Cathares. Envahi, il s’allie avec le royaume d’Aragon et de Catalogne, mais il est défait. Dans l’hexagone on a aujourd’hui la mémoire courte. D’holocauste en holocauste, oubliés la conquête et le génocide de l’espace occitan ! Et perdue la valeur de l’Amour courtois… Nombre de livres, pourtant, les relatent** pour les amateurs. La plupart se bornent à suivre la chronologie des événements, tirée de La Chanson de la Croisade des Albigeois***. Outre l’art du conteur, il doit y avoir en Peyramaure une humanité sudiste qui lui fait relater avec senti le goût des pays Audois et avec vécu une histoire faite aussi d’amour. « Une grosse haleine de vent emporta les odeurs, les bruits et il ne resta plus, l’espace d’un instant, qu’un vide chaud comme une gueule de four. » Un jeune palefrenier, troubadour amateur, tombe amoureux de la fameuse « Loba », dame dont beauté et passion rayonnent sur tout le grand sud occitan, si bien que, dûment mariée et courtisée par les grands troubadours Peire Vidal et Raimon de Miraval, elle a cependant un fils du compte de Foix… Avant-goût de ces belles lignes où se bousculent les temps jadis qui nous habitent toujours (ah, la survie du « temps long »…) avec la passion éternelle de vivre : « Je m’étonnais à la longue qu’elle ne comprit pas que sa seule vue me mettait des épines dans le cœur […] Il n’en finissait plus de l’escalader avec la pointe des lèvres, de plonger vers des talwegs de velours humide aux odeurs de fleurs sauvages […] ».


*1er tome de « La Passion Cathare » en 2 tomes (aussi reliés aux Ed. Famot, Genève).
**Entre autres : Et Dieu reconnaîtra les siens, de J.-L. Marteil, en 3 t., L’Hydre éditions.
***La Chanson de la croisade albigeoise, Traduction Henri Gougaud, Ed. Livre de poche.

PARRY Patricia, Sur un lit de fleurs blanches, roman, éditions du Masque.

Une « horizontale », comme on disait, qui n’est plus couchée sur les registres de filles publiques, femme faite elle-même, fière et libre, actuelle en somme, se lie d’amitié avec un jeune médecin noir. Ou du moins quarteron, ce qui fait subodorer que le beau rôle de l’homme, ainsi que le racisme dont il est parfois l’objet, ne sont pas le fait du hasard chez cet auteur. Des enfants sont trouvés morts, exsanguinés sur un lit de fleurs blanches. Et nous voici embarqués dans une enquête aux bas-fonds de la capitale d’alors et aussi dans les pratiques de chercheurs en médecine… sur le sang. Je ne dévoile pas la fin mais, de bordels en caves d’expériences clandestines, de cimetières en salles de rédaction, on finira par découvrir que le sang n’est pas ce qu’on croit : un lien commun à une « race ». Belle métaphore, que cette quête et remise en cause ! Sans rater ce que cela comporte de clins d’yeux à notre temps : « Le lecteur est exigeant, il veut du social, du contemporain. Le bourgeois ou la cocotte sont ses voisins. Il veut reconnaître le politique qui fricote avec la pègre… Il veut du roman à clés. » En prime, Patricia connaît sa Révolution française, chose étrange aujourd’hui où se porte bien de la mépriser. La généalogie du héros et d’autres personnages renvoie à une « Légion des Américains » venue combattre aux côtés des troupes républicaines, et commandée par… suspens ! En surprime, une filiation avec un certain Thomas-Alexandre Dumas. Une aventure prenante en une fresque vaste et aussi pointue, documentée sur les milieux médicaux (et feuilletonesques) de la fin du XIXème siècle. Dramatique, mais sans complaisance trash ni style déjanté à la mode. Que l’originalité fait du bien, surtout quand l’auteur s’amuse aussi à pasticher les feuilletons des journaux d’époque tout en s’en moquant ! « ― Compris quelque chose ? Compris quelque chose ! Feuilletoniste, va ! Compris quoi, bon sang ? » L’écrivaine avance avec virtuosité dans les arcanes de la fiction, aussi complexes que ceux de la vie. On ne s’y perd pourtant pas, surtout quand elle montre le bout du nez et d’autre chose d’une héroïne, évidemment parfois son double, avec une étrange générosité féminine envers un tout jeune gavroche. Et une écriture pour une fois dévoilée : « Le lit de Clara est comme un navire. […] Il veut encore les seins de Clara vivants sous ses paumes, le cœur de Clara palpitant sous ses lèvres […] Il veut aussi ce pouvoir enivrant qu’il vient d’entrevoir, ces deux soupirs qu’il est sûr de lui avoir arrachés et qui l’ont remué jusqu’à l’âme. » Je vous souhaite de bonnes et belles soirées avec ce livre !

PANCRAZI Jean-Noël, La Montagne, récit, éd. Gallimard.

Ce livre mêle des blocs bruts d’enfance, de maturité et de vieillesse, apparemment tout simplement évoqués avec simplicité et parfois incertitude. Jeune garçon, l’auteur ne s’est pas joint à ses camarades emmenés dans « la montagne » dont ils ne sont pas revenus, victimes de la sauvagerie de la guerre. Du coup, la culpabilité sourd régulièrement entre les pans d’un récit de douleurs successives. C’est plein d’humanité, voire de compassion même pour les autres, les « complices de l’assassinat » : « n’émettant pas la moindre plainte, poussés pourtant régulièrement par les crosses des fusils qui les frappaient sur la nuque ou dans le dos – comme ça, pour rien, pour les humilier davantage ». Tout se succède et se mêle dans le récit qui coule en phrases rythmées, parfois haletantes, longues souvent de plus d’une page, sans que cette sorte de degré zéro de l’écriture lasse, tant la sincérité et l‘authenticité touchent, et tant l’art de l’auteur est sûr. Je me souviens du départ de l’enfant sidéré, de la folle décision du père de rester, puis de son éviction tragique, surtout de l’étrangeté vécue en Catalogne où la mère refusa d’aller danser « parce qu’elle n’avait pas de robe, parce qu’elle leur en voulait, parce qu’elle préférait pleurer près des valises qui avaient encore l’odeur du départ et des quais ». À la fin, quand l’écrivain se projette vers sa fin en Corse, la fiction surgit dans le pathétique : « on n’était pas loin de l’Algérie à partir d’ici ». Ce qui confirme que le naturel apparent des longues phrases coulant si bien est probablement très (bien) écrit, c’est-à-dire de l’art. Et qui finit de m’inspirer un regret : l’auteur n’évoque ici que des douleurs. C’est son ressenti et bien évidemment son droit de l’exprimer, d’autant que dans Madame Arnoul il traduisait plutôt la nostalgie d’un petit bonheur perdu dans la menace terrible. Et aussi une question : pourquoi les grands éditeurs français ne choisissent-ils de préférence que des livres de douleur sur l’Algérie ? Les lecteurs hexagonaux n’attendraient-ils que ces livres sur ce sujet, dans un besoin de résolution d’un vaste complexe national ? N’empêche, c’est un beau livre.

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