Relire cet auteur, par exception, après sa mort, est un enchantement renouvelé, un bonheur de retrouver aux moments de liberté ce monde étrange – et pourtant si réel – d’une Amérique latine passée et aussi très présente, d’un monde entier particulier, celui de Gabriel. Encore un Nobel qui n’est pas usurpé, car la plus grande richesse d’un tel livre est l’écriture, lyrique et onirique autant que crue et réaliste, presque hallucinatoire tout en étant mélodique et rythmée. Voilà de la littérature !
Et dans ce pays où l’on est fusillé à chaque chapitre, on garde le pouvoir d’émerveillement qui commence avec le récit des gitans apportant un aimant géant capable d’attirer tous les objets ferreux et un bloc de glace « renfermant une infinité d’aiguilles sur lesquelles venaient exploser en étoiles multicolores les clartés du couchant. » La langue n’est pas seulement un instrument mais une matière modulée. Loin d’un simple jeu verbal, c’est aussi l’évocation des oppressions et surtout des révoltes qui secouent toujours l’Amérique latine, en métaphore de toute la planète où finalement le monde meilleur semble s’éloigner au fil du temps, alors que le merveilleux gît dans ces choses de la vie.
C’est encore des passages troublants, anecdotes symboliques comme celui où un héros qui perd la mémoire invente d’écrire le nom de chaque objet sur une étiquette ou celui où « La mécanique du temps s’est déréglée ! » Et que dire de quand la sœur cède à celui qu’elle croit son frère et s’abandonne « inconsciente, au plaisir inouï de cette douleur insupportable, dans le marécage fumant du hamac qui absorbait comme papier buvard l’explosion de son sang. » Admirable pouvoir du conteur évoquant tant de choses en peu de mots ! Au poteau d’exécution, « Arcadio eut à peine le temps de bomber le torse et de relever la tête, sans comprendre d’où pouvait couler le brûlant liquide qui lui cuisait les cuisses. ̶ Bande de cons ! s’écria-t-il. Vive le parti libéral ! »
Près de 500 pages passent trop vite quand cela s’achève… mais heureusement ce n’est jamais fini, il y a d’autres livres de l’auteur.