Ayant assisté par hasard à une présentation par l’auteur à Céret, j’ai repris une note que j’avais rédigée sur un coup de tête à la lecture de ce prix Goncourt.
Il est rare que je reste circonspect dans un roman, sans savoir s’il m’a ou pas intéressé. Il ne m’a en tout cas pas séduit d’emblée. Dommage, pour une fois qu’un prix Goncourt ne paraît pas se prendre pour chantre définitif du monde ! Et parce que j’aime bien l’Oulipo présidé par l’auteur, quoique je n’adhère pas à son pessimisme ontologique du : « tout est dit ». Le défi pour l’auteur (et le lecteur) est d’assumer un événement arbitraire : l’atterrissage d’un même vol avec les mêmes passagers à trois mois d’intervalle. À quoi conduit cette affaire, sinon à l’intolérable de doubles existences ? Je reste circonspect devant les chapitres courts (conformes au format des séries ?) aux références pointilleuses, lieux, jours et heures. Est-ce pour farder l’aventure en polar ? Que les lecteurs aient acheté le livre en masse en 2020, signifie que l’on ne résiste pas trop mal à la pandémie. Mais que penser de l’attribution d’un Goncourt ? On peut glaner ici ou là quelque indice d’interprétation : « Vivons-nous dans un temps qui n’est qu’une illusion, ou chaque siècle apparent n’est qu’une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? » Aimable jeu existentiel ou conscience en terrible désarroi ?
En fait, je n’ai pas retrouvé les célèbres Exercices de style de Queneau ou ceux de La Disparition de Pérec où la pratique d’un énorme lipogramme a supprimé le E, la lettre la plus fréquente en français. J’attendais banalement ce qu’on attend généralement d’un roman, soit du romanesque, chose qu’en oulipien l’auteur cherche ici à dépasser dans un jeu formel. Car pour l’école, la littérature serait en retard sur la musique et la peinture qui, elles, ont su depuis longtemps jouer des répétitions, réponses, fugues etc. À mon sens, seul le résultat tranche : le texte fait du bien ou dérange ou bien laisse circonspect. Des exercices que je pratique en ateliers d’écriture avec des stagiaires confirment que l’on aboutit parfois à du beau, parfois à du médiocre. Ce roman est-il excellent ? Aux lecteurs de le dire.
Autre chose de plus fort m’avait échappé, moi qui ne consomme aucune série télévisée : la volonté d’écrire en scénarisant à la manière de ces séries. Ainsi, alors que pour moi le monde des séries filmées est un autre monde, produit d’opérations techniques et de standards fabriquant une réalité fictive dans une sorte de caverne de Platon où l’on ne voit que des images et non le réel, voici que l’on nous propose d’importer cette démarche en littérature. Gonflé et compétent, voire virtuose ! Mais où cela nous mène-t-il ? Comment et quand mesurer où conduit une découverte ? Pour certains, l’humain est la faculté de dépasser la mesure. C’est tout le mérite de l’auteur qui, ainsi qu’il se plaît à le souligner, publiait depuis trente ans dans l’anonymat avant la reconnaissance de ce Goncourt. À sa charge, il semble tellement accro à la collaboration – et la négociation – pour préparer des séries à partir de son livre, que le moins qu’on puisse penser est qu’il n’est pas désintéressé. Et puis, la revendication d’une révolution littéraire ne devient-elle pas suspecte quand elle devient consensuelle ? À lire pourtant, bien sûr.