Les Années, roman d’Annie Ernaux, ou le clou d’une œuvre humaniste.
Une fois de plus, le prix Nobel vient de couronner une œuvre que les prix littéraires germanopratins ont loupé (excepté le Renaudot). Je confesse avoir jusqu’alors omis de lire un livre de cette autrice. Illustration de la portion congrue qu’on donna (et que je donnai) aux femmes dans la littérature. Conseillé par des proches, je me suis plongé dans ce « roman ». Et bien m’en a pris puisque je ne tombai par dans un énième trajet nombriliste prétendant découvrir la lune au fond de soi-même. L’écrivaine y évoque la deuxième moitié du XXe siècle par une succession de notes, évocations à partir de photos ou en dérivant, semblant écrites de façon simpliste. Et pourtant, cet ensemble de « lambeaux » de récits qui tisse une toile apparemment sans canevas, hors formats en tout cas, transpire l’âme de décennies vécues. Après l’électro-choc de la nostalgie, on pourrait se lasser ou du moins trouver peu originales cette succession de choses vues, comme un air de déjà vu pour ma génération. Certaines voix s’élevèrent pour regretter que le Nobel aille ainsi à l’écrivaine du quotidien… au féminin. Pourtant, l’originalité en ce siècle, qui valait bien à mon sens les prix et fleurs obtenus, c’est que la société n’est pas absente et l’histoire encore moins, non pas soustraites de la littérature mais au contraire omniprésentes dans l’écriture dégagée de tout maniérisme précieux et de l’attendrissement réitéré pour soi-même. L’usage du « on » – si justement décrié dans le discours relâché – dit ici la similitude entre le je et le tu ou le il. « Je est un autre », clamait Rimbaud. Ernaux confirme. Les expériences ainsi écrites placent le lecteur en situation de les avoir vécues.
J’apprends avec intérêt qu’elle a qualifié cela d’ « autobiographie sociologique ». Et avec plaisir car il est ici profondément question d’écriture et de la vie en écriture, sans que cela évacue le reste : l’omniprésence de la société de marché et de son corollaire la société de consommation, avec un sentiment de ravage et de dégât causé par les nouvelles habitudes : Internet et l’étonnante transformation du monde en spectacle et surtout en discours.
Ce livre est tout sauf un livre d’introspection. Rien à voir du côté de Christine Angot ou des auteurs qui font de l’autofiction. C’est le meilleur éloge que j’en puisse faire. Quelques mots extraits parmi tant d’autres émouvants : « Elle était le centre d’un cercle qui n’aurait pu tourner sans elle, de la décision du lavage des draps aux réservations d’hôtel pour les vacances. Son mari est loin, remarié avec un enfant, sa mère morte, ses fils habitent ailleurs. Elle constate cette dépossession sereinement, comme une trajectoire inéluctable. »
C’est publié chez Gallimard et en Poche. Un beau cadeau d’étrennes pour le nouvel an, l’occasion de retrouver la lecture de livres, en ce temps où les écrans cachent la vie.